L’ambivalence des statues

S’en prendre aux statues des « grands hommes » du passé, surtout aux hommes blancs liés de près ou de loin à l’esclavage et à la colonisation, est devenu un moyen d’action de militants revendiquant la prise en compte de l’histoire des vaincus. Avec Les statues de la discorde, l’historienne Jacqueline Lalouette, incontestable spécialiste de la question pour la France depuis la parution en 2018 d’une somme remarquable (Un peuple de statues. La célébration sculptée des grands hommes (France, 1801-2018), éditions Mare et Martin), propose un essai d’histoire immédiate où elle tente une analyse, à chaud, des multiples actions à l’encontre de certains monuments dont la mort de George Floyd, tué par la police à Minneapolis le 25 mai 2020, ne fut qu’un déclencheur parmi d’autres.


Jacqueline Lalouette, Les statues de la discorde. Passés Composés, 240 p., 17 €


Si la mort de George Floyd a provoqué une vague inédite de déboulonnages de statues aux États-Unis, qui a fait tache d’huile dans le monde entier, la France d’outre-mer avait connu trois jours plus tôt, le 22 mai, le même type d’action iconoclaste à l’encontre de deux effigies de Victor Schœlcher, en Martinique. Il n’y a aucun lien de cause à effet entre les deux évènements, mais cette coïncidence n’a pourtant rien de fortuit.

Jacqueline Lalouette effectue d’abord un « tour du monde des statues vandalisées ou détruites », montrant que presque tous les continents ont été touchés, l’Amérique du Sud et l’Asie n’apparaissant pas dans cette liste – mais l’exhaustivité dans ce domaine est utopique. Elle établit une typologie précise des actions (dégradations, destructions, tags, atteintes plus ou moins irréversibles), des revendications, des personnages visés. Les deux chapitres suivants, les plus substantiels, sont consacrés au cas français, que l’auteure inscrit dans une longue tradition : les destructions de monuments sont « de vieilles pratiques nationales », qui ont connu leur apogée pendant la période révolutionnaire suite au décret du 14 août 1792 ordonnant la destruction des statues des rois de France.

L’intérêt de ce travail très systématique est de proposer un inventaire et d’interroger les motivations du mouvement de déboulonnage en mettant l’accent sur la complexité du problème, due pour une bonne part à celle des biographies des statufiés, ainsi qu’aux enjeux politiques contemporains. Aux États-Unis, par exemple, le mouvement véhiculait un discours beaucoup plus large que la seule critique des généraux sudistes en faveur de l’esclavage. Ils furent évidemment les premières cibles des déboulonnages, exacerbant les fractures actuelles de la société américaine, qui plus est dans une année électorale à haut risque. Mais une statue d’Abraham Lincoln fut également abattue dans l’Oregon – au nom de l’exécution, ordonnée par Lincoln en 1862, de trente-huit Indiens Dakota – et plusieurs Christophe Colomb subirent la vindicte des protestataires – ainsi que Cervantès, Louis XVI, James Cook… La référence à la guerre de Sécession fut donc largement outrepassée.

Ailleurs dans le monde, il y a des figures dont le parcours historique donne logiquement prise aux revendications des antiracistes et des collectifs luttant pour « réparer l’histoire », comme le maréchal Bugeaud, conquérant brutal de l’Algérie, ou Napoléon, qu’on ne présente plus, et Léopold II, roi des Belges colonisateur et exploiteur notoire. Pour d’autres, c’est moins évident, car ils sont associés généralement à une image bienveillante, comme Lincoln justement, ou Gandhi ; mais alors les récriminations concernent certains épisodes précis de leurs vies.

Par contre, qu’une effigie de Jules César soit vandalisée en Flandres – il aurait traité les Belges avec mépris dans La guerre des Gaules –, que le buste de Charles de Gaulle à Haumont (Nord) soit affublé de l’inscription « esclavagiste » ou que la petite sirène de Copenhague soit traitée de « racist fish » peut laisser perplexe. Cependant, ces cas extrêmes, voire absurdes, ne doivent pas servir à balayer d’un revers de main l’ensemble du problème. Celui-ci ne saurait être compris de façon binaire, en opposant le respect du patrimoine et de l’art monumental au vandalisme inculte. D’autres enjeux se lisent dans ces gestes parfois peu cohérents, rarement inventifs, pas systématiquement irrémédiables – puisque rares sont les statues totalement détruites –, quelquefois énigmatiques, mais toujours liés à des combats politiquement légitimes.

Les statues de la discorde, de Jacqueline Lalouette

Statue de Lénine à Kharkov, la plus grande d’Ukraine, démolie en 2014 © Jean-Luc Bertini

Prenons le cas du maréchal Bugeaud, admiré encore aujourd’hui par l’extrême droite. Certaines de ses actions auraient de nos jours le statut de crimes de guerre, voire de crimes contre l’humanité. Mais on ne juge pas pour de tels crimes un homme disparu en 1849. En revanche, on peut juger et condamner sa statue… à condition de lui accorder un certain crédit, c’est-à-dire une certaine force symbolique. Les dégradations commises montrent bien que les statues sont traitées comme s’il s’agissait de la personne elle-même : on leur coupe la tête, on les asperge de peinture rouge sang, on les souille de slogans — on leur donne en quelque sorte une existence biologique pour mieux les anéantir.

« Ces représentations de bronze sont traitées comme, en des temps révolus, l’étaient des êtres de chair et de sang ou leurs effigies, pendues ou brûlées si la justice n’avait pas pu s’emparer d’eux », écrit Jacqueline Lalouette. On ne peut pas humilier un moulage de bronze ; il faut donc admettre qu’il « est » le personnage représenté pour que le geste vindicatif soit efficace politiquement. Finalement, les plus convaincus de l’aura de ces statues sont les iconoclastes eux-mêmes, davantage que les défenseurs du patrimoine monumental qui revendiquent leur protection en tant qu’objets artistiques et documentaires, niant leur portée politique. Et c’est l’action des « vandales » qui redonne aux statues cette charge idéologique oubliée : quel badaud prêtait attention à l’effigie de tel maréchal ou de tel politicien avant qu’elle soit frappée ?

C’est à propos de cas ambivalents que les analyses de Jacqueline Lalouette sont le plus développées, c’est-à-dire sur les statues de personnages historiques a priori exempts de soupçons pour ce qui est du racisme, de l’esclavagisme ou des méfaits coloniaux. L’auteure développe le cas de Victor Schœlcher, à qui il est reproché, non pas d’être un colonialiste, mais d’avoir par son action abolitionniste escamoté les luttes des Noirs pour leur propre affranchissement. Il serait devenu en somme l’image du paternaliste, l’emblème du mâle blanc dominant généreux mais condescendant « libérant » les esclaves d’un joug que d’autres mâles blancs dominants – ses ancêtres – avaient imposé. Schœlcher, dont la statue a été détruite à Fort-de-France, mérite-t-il ou non le procès qui lui est fait ? Sans doute pas, si l’on s’en tient aux « nécessaires rappels historiques » que Jacqueline Lalouette oppose à la « haine anti-schœlcherienne », déjà ancienne en Martinique. L’historienne décrypte bien les enjeux contemporains, économiques et sociaux, liés aussi à l’émergence de nouvelles générations de militants ne disposant pas des mêmes références que leurs aînés et refusant d’allier la mémoire des esclaves à celle des abolitionnistes. Ils ne prétendent pas faire œuvre d’historiens en abattant les statues du « grand abolitionniste » : ils veulent faire entendre leur colère et construire une autre mémoire. Que l’on trouve leurs actions excessives ou inadéquates est une chose ; mais leur opposer une réponse patrimoniale serait vain.

Tout au long de son livre, Jacqueline Lalouette s’efforce de traiter au cas par cas les statues concernées, de La Bourdonnais à Paul Bert, en passant par Joséphine de Beauharnais, Colbert, Faidherbe, Gallieni, Lyautey, etc. Lorsque l’action contre la statue ne s’est pas limitée à un simple tag, elle reprend les arguments des collectifs, des blogueurs, des polémistes ou des artistes afin de comprendre ce qui est « reproché » aux monuments, constatant le plus souvent que seule une partie de la biographie est visée, évaluant les arguments des uns et des autres, mentionnant également les cas où les autorités ont anticipé en retirant les statues de l’espace public avant toute dégradation. Elle parvient ainsi à conserver une distance historienne équilibrée, au moins jusqu’à sa conclusion où elle laisse poindre une forte réticence, jusqu’à l’exaspération, à l’encontre des outrances de certain-e-s – Françoise Vergès ou Franco Lollia, par exemple, à qui elle reproche approximations et inexactitudes factuelles. Que certains activistes méconnaissent l’histoire est indéniable ; qu’ils disent ou écrivent des aberrations également ; que leurs cibles soient mal choisies, cela peut arriver. Que leur lutte en soit totalement délégitimée, c’est une autre affaire. Jacqueline Lalouette ne va pas jusque-là, mais il est clair que ses recherches lui ont rendu les statues tellement familières qu’elle semble manquer parfois de recul – ainsi lorsqu’elle oppose aux « militants hostiles aux statues » leurs « concitoyens attachés à leur patrimoine […] scandalisés par le fait qu’ils viennent même réécrire leur histoire ».

Devrait-on conserver dans l’espace public et protéger une statue au nom du patrimoine, seulement parce que les gouvernants du passé ont décidé d’honorer un « grand homme », quelles qu’aient été ses actions ? Peut-on raisonner la colère, juger de sa légitimité, voire de sa sincérité, en lui opposant la rigueur et la pondération historienne ? En cela, les possibilités évoquées par le chapitre 4 du livre sont plus convaincantes. Jacqueline Lalouette recense plusieurs monuments existants, qui rendent hommage aux victimes de la traite esclavagiste ou à quelques « nouveaux héros » comme Toussaint Louverture, Louis Delgrès, ou les esclaves insurgés de l’île Bourbon. Il s’agit de « rééquilibrer le récit » de l’esclavage et de la colonisation, en proposant d’autres formes d’hommage que la statufication traditionnelle – monuments collectifs, anonymes, interventions artistiques… – et pour éviter la destruction des statues existantes. Un point de comparaison possible aurait été le devenir des statues communistes dans les ex-pays de l’Est, comme à Budapest où les statues érigées par les Soviétiques ont été regroupées dans le Memento Park [1].

Ces enjeux de mémoire sont évidemment contemporains. Comment comprendre sinon que les statues de personnages ayant vécu aux XVIIIe et XIXe siècles aient attendu le début du XXIe pour être vilipendées ? C’est aujourd’hui que se cristallise l’hostilité aux célébrations d’hier, parce que c’est aujourd’hui que s’exacerbent certaines inégalités, que certaines formes de racisme, de rejet de l’autre ou de refus de réévaluer certains épisodes de l’histoire deviennent intolérables. Cela n’excuse en rien certains excès, mais cela devrait nous dissuader d’analyser cet iconoclasme exclusivement depuis notre registre scientifique.


  1. Voir Anne-Marie Losonsczy, « Le patrimoine de l’oubli : le « parc-musée » des statues de Budapest », Ethnologie Française, 1999, t. 29, n° 3.

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