Sous le titre Correspondance avec Mathilde, paraissent les lettres inédites échangées entre Gustave Courbet et l’aventurière Mathilde de Svazzema, retrouvées en 2023. Il faut la distance que permet une grande connaissance de l’œuvre du peintre pour lire ce volume avec justesse.
L’histoire commence comme un rêve de conservateur d’institution patrimoniale. En novembre 2023, un lot de lettres inédites est retrouvé dans le grenier de la bibliothèque municipale de Besançon. L’une des correspondants est une femme, Mathilde de Svazzema ; l’autre, infiniment plus célèbre, est le peintre Gustave Courbet, dont l’immense talent et la personnalité complexe, à la fois tonitruante et secrète, ne cessent de séduire et d’être analysés. Le contenu de leurs courriers au caractère sexuel sans ambivalence est d’une grande crudité. Leurs propos ne tissent cependant pas des amours heureuses. Mathilde est une aventurière, croqueuse de célébrités. Gustave est affaibli, malade, meurtri par son emprisonnement après la Commune et sa mise au ban du monde artistique. Ils ne se sont jamais rencontrés.
C’est Mathilde de Svazzema qui prend contact avec Gustave Courbet en novembre 1872. Le peintre a alors quitté Paris pour sa Franche-Comté natale. Arrêté en juin 1871 pour sa participation à la Commune et pour sa supposée responsabilité dans le déboulement de la colonne Vendôme, il est emprisonné à Versailles, puis à Paris. Il est autorisé à quitter la prison de Sainte-Pélagie tout début 1872 pour raisons de santé ; opéré et convalescent dans la clinique du docteur Duval, il demeure prisonnier. Sur lui pèsent déjà les risques d’une condamnation plus lourde si son action dans la destruction du monument napoléonien est reconnue. Aux tourments de la prison, s’ajoute la mise au ban du monde artistique. La blessure subie par celui qui avait su, dès le Salon de 1850-1851, attirer tous les regards, avec un sens du scandale très maîtrisé, est immense. Il revient à Ornans en juin 1872. Auprès de ses proches, au sein de cette petite ville qui l’a vu naître, située dans une nature à la fois sauvage et familière, dont il connaît chaque sentier, chaque ruisseau, qu’il a peinte avec un talent remarquable, Courbet se remet peu à peu. Sans guérir, ni moralement ni physiquement. Les menaces judiciaires sont toujours présentes, les appuis bien peu nombreux, si l’on excepte le fidèle Jules Castagnary et le marchand Paul Durand-Ruel, qui expose et vend ses toiles à Paris.
Courbet se plaint de ne pas parvenir à peindre autant qu’il le voudrait, autant qu’il le faudrait. Il conçoit cependant à l’été 1872 une de ses toiles les plus puissantes et les plus émouvantes. Elle figure une truite de la Loue (l’œuvre est conservée à la Kunsthalle de Zurich). La composition resserrée sur le seul animal expirant, pris au piège par l’hameçon, les branchies en sang, confère au poisson une taille imposante. Comme l’avait fait remarquer l’historien d’art Charles Sterling, la truite de Courbet est « un poisson formidable, aux écailles de roc, [qui] semble reposer au fond des eaux vierges des âges préhistoriques ». Cette nature morte forme, aussi, un autoportrait. À côté de sa signature, en rouge sang, Courbet a inscrit : In vinculis faciebat (« fait dans les liens »). L’impuissance de l’animal pris au piège est la sienne.

Mathilde Carly de Svazzema écrit donc à cet homme tourmenté le 21 novembre 1872. Il est possible qu’elle lui ait écrit avant, dès octobre 1872, puisque la correspondance du peintre, éditée par Petra Ten-Doesschate Chu (Flammarion, 1996), fait état d’un courrier daté du 19 octobre 1872 à une dame qui l’aurait sollicité. La première lettre de la jeune femme retrouvée récemment à Besançon est très formelle ; pour émouvoir, elle se réfère à une communauté de sort funeste. On ne sait pas pourquoi Mathilde a choisi spécifiquement Courbet pour son entreprise intéressée de séduction. D’autres personnalités auraient été destinataires de ses missives. Elle fait état, dans les lettres suivantes, des difficultés financières et sentimentales qu’elle traverse. Dès la fin novembre 1872, sans doute à l’invitation de Courbet, dont de nombreuses lettres manquent dans l’ensemble publié, elle se décrit physiquement, y compris de manière intime. À distance, elle revendique à la fois le rôle de modèle et de muse pour le peintre. La constance qu’elle met à lui écrire (plus de cent vingt lettres en quelques mois), l’alternance entre invitation à la plaindre et admiration pour l’homme à qui elle écrit, sa liberté grandissante de ton, laissent entendre que, dans les lettres manquantes, Gustave Courbet lui a écrit avec une grande licence de mots et de pensées.
Le 19 décembre 1872, il lui envoie : « Petit lutin chéri, petit démon ardent ! Tu devances mes aspirations. […] et je voyais ma pine s’introduire entre ces deux belles fesses blanches et fraîches, je voyais ce beau cul, ces larges hanches, cette taille si fine que je tenais entre mes mains ». Leurs échanges tournent autour de la dimension du sexe de la dame, de ce « grand con de ma bien-aimée », dont le peintre demande à Mathilde de prendre la mesure pour lui en envoyer la silhouette, ce qu’elle fait. Fin décembre 1872 et tout début janvier 1873, Courbet se montre plus distant, invoquant un idéal de la pensée féminine qui lui est étranger et dans lequel il ne veut pas s’engager. Il invoque aussi la nécessité de s’occuper de ses proches. La période qui suit, de janvier à avril 1873, le montre d’une vaillance épistolaire singulière, maniaque. « Chère Mathilde, mon beau grand con, ma douce et sensible putain, que de bonheur sans nom j’aurai à te piner quand je te tiendrai dans mes bras. […] Oh ! Putain, que tu es lascive, tu es passionnée, que de foutre par ton art tu vas tirer de mon corps pour le faire passer dans le tien » (lettre du 14 janvier 1873).
La taille de son sexe – préoccupation monumentale de celui à qui l’on exige de payer pour le redressement d’une colonne de bronze –, l’abondance de son sperme – puissance créatrice qui semble transcender l’insuffisance créatrice du peintre –, sont au cœur de toutes ses missives. Gustave est en pensée, dans les mots qu’il envoie à Mathilde, fort, vigoureux, infatigable, fécondant. Au plus fort de ses fantasmes, il demeure cependant lucide. En février 1873, il écrit à la fidèle amie Lydie Joliclerc : « J’aime toujours de plus en plus les dames, mais surtout en idée et en imagination, comme je l’ai toujours fait, mais maintenant par force je crois. Malgré tout j’aime toujours à les embrasser, leur dire des choses qui leur plaisent ce qui n’est pas grand mal. Il me semble qu’à cette heure on pourrait me confier une hospitalière. » (Correspondance de Courbet, Flammarion, p. 434)
Amant fougueux sur le papier, Courbet n’en demeure pas moins, et avant tout, peintre. Il aurait aimé que Mathilde vînt poser pour lui, afin de lui permettre de répondre aux commandes, celle d’Édouard Pasteur notamment ; il dit rêver observer sa correspondante s’abandonner dans les bras d’une autre femme, rejouant ainsi plusieurs de ses toiles antérieures, dont le très sensuel Sommeil de 1866, conservé à Paris au Petit-Palais. La femme à qui il l’écrit, et qu’il ne connaît pas, semble moins présente que le souvenir de la plus osée de ses œuvres, qui, dans sa lettre du 9 janvier 1873, se superpose à la vision de Mathilde : « Nous le [le con de Mathilde] ferons ouvert ou fermé, dans les moindres détails, nous ferons sa motte dorée avec ses frisettes, ses poils qui s’échappent, la naissance de tes belles cuisses, de ton ventre blanc et rebondi, dans tous ses tons chauds, rosés, incarnats, opales, dans toutes les nuances qui lui donnent la jouissance et qui l’inspirent. » Courbet livre là une des plus belles descriptions de son Origine du monde, peinte en 1866 pour Khalil Bey, œuvre restée cachée et que sa correspondante ne connaît donc pas.

La question de la publication de cet échange de lettres, de novembre 1872 à début mai 1873, ne se posait pas. Elle est bien sûr, en 2025, bienvenue et nourrit notre connaissance de l’artiste pendant ce laps de temps peu étudié entre sa libération de prison et son exil en Suisse. Les regrets tiennent à la manière dont elle a été entreprise, sans doute un peu hâtivement. Fondée sur la seule découverte de Besançon, cette édition ne retranscrit pas la majeure partie des autres lettres connues de Mathilde de Svazzema (Courbet en privé. Correspondance de Gustave Courbet dans les collections de l’Institut Gustave Courbet, préface de Petra Ten Dopesschate Chu, Association des amis de Courbet et du Musée, 2019). Plus, elle ne place pas cet échange au regard de la correspondance générale du peintre. Cette édition oublie, malheureusement, les travaux récents consacrée à l’analyse de la personnalité de Courbet, notamment les actes du colloque Transferts de Courbet qui, sous la direction d’Yves Sarfati (Presses du réel, 2013), ont montré l’importance de l’alternance des phases maniaques (et sexualisées) et des phases dépressives (et atones) dans la psyché du peintre. Elle masque la connaissance qu’eurent les proches de Courbet de cette aventure. Émile Gros-Kost y consacra un chapitre de ses Souvenirs intimes de Courbet, publiés en 1880.
C’est moins par pudibonderie que pour éviter le pire que ces missives n’ont pas été publiées, avant qu’elles ne s’égarent dans les recoins de la bibliothèque bisontine. Alors que Courbet était poursuivi par l’État français, contraint à l’exil en Suisse à l’été 1873, la divulgation de ses échanges avec la rusée Mathilde, qui en menaça le peintre contre une somme d’argent importante dès mai 1873, aurait porté le coup de grâce à celui que tous se réjouissaient de voir à terre. D’autant plus que l’imprudent, emporté par les vertiges de délires sexuels non consommés, s’était laissé aller à confesser ses aventures saintongeoises avec une toute jeune fille (fait non avéré) ou ses soirées de débauche avec les étudiants parisiens.
Ainsi entreprise, l’édition de ces lettres réduit l’histoire de ce piège habile à une (fausse) passion amoureuse et cet échange épistolaire à une pornographie des plus banales. Le titre du livre comme son attribution trahissent la vision sentimentale, complaisante, que ses éditeurs ont souhaité lui donner. Correspondance avec Mathilde laisse entendre une intimité qui n’exista pas entre le peintre et l’aventurière. Indiquer Gustave Courbet comme seul auteur esquive le rôle et le talent de Mathilde Carly de Svazzema, habile intrigante, épistolière douée, capable de susciter le désir éteint d’un homme blessé, de le mettre en mots. Elle aurait mérité que crédit et auctorialité lui fussent rendus. Comme le souligne Laurence Madeline, l’histoire de cette jeune femme, en partie contrainte à l’escroquerie et à la manipulation par le manque d’argent et l’abandon social, éclaire la fragilité de la condition féminine dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le piège qu’elle avait ourdi s’est refermé sur elle, elle fut ensuite arrêtée et emprisonnée. Il n’en demeure pas moins que de nouvelles sources s’ouvrent ainsi pour des études renouvelées portant sur Gustave Courbet, homme et artiste, et sur la société de son temps. Nous nous en réjouissons.
Dominique de Font-Réaulx est une historienne de l’art, conservatrice générale du patrimoine, spécialiste de la photographie et du XIXe siècle.