Né en Irak en 1955, Kadhim Jihad Hassan est une voix qui compte dans le vaste paysage de la littérature arabe en France, surtout par ses travaux sur la traduction de la poésie et sur l’histoire du roman. Universitaire, essayiste, critique littéraire et traducteur reconnu, notamment de Dante, Rilke, Rimbaud, Derrida et Deleuze, ainsi que d’écrivains arabes comme Abdul Rahman Mounif et Abbas Beydoun, il est aussi poète. Un livre rend justice à cette autre facette de son œuvre, en regroupant ses plus récents poèmes, où résonnent à la fois les échos de son pays natal et l’expérience fondatrice de l’exil.
Traduits en grande partie par l’éminent arabisant André Miquel, disparu en 2022, les poèmes de Kadhim Jihad Hassan se distinguent par l’émotion qu’ils dégagent et la profonde mélancolie qui les traverse. Dans sa courte préface, Miquel souligne l’oscillation de cette poésie entre le paradis et l’enfer, à l’image d’une vie passée, dans les mots du poète, « de l’épopée à la mélopée ». Il s’agit donc d’écouter la poésie de Kadhim Jihad Hassan aussi bien « lorsqu’elle se polarise sur un moment, un objet, un détail du paysage évoqué » que quand « elle se laisse emporter, tout en le contrôlant, par le verbe de l’orateur ».
Dans la première partie de l’anthologie, intitulée « La réinvention de la campagne », cet exercice d’écoute commence avec les sons et les paysages de la terre natale. Une cérémonie de mariage se confond avec les lamentations de la flûte d’un berger. Lentement, la campagne irakienne se reconstitue sous le regard du poète : bêlement d’un agneau, galop d’un sanglier, arabesques dessinées par un cheval, moissons d’un paysan, âmes surgies d’outre-tombe, croyances populaires et rituels d’exorcisme. D’un poème à l’autre, le pays devient le lieu d’une familiarité réactualisée par des gestes anodins : « rien qu’à toucher la mince écorce de l’arbre / le pied reconnaît sa route en toute certitude ».
Avec une délicatesse empreinte de mélancolie, Kadhim Jihad Hassan reconstruit les portraits de l’oncle et du grand-père, se remémore un chœur de passereaux et s’attarde sur le cimetière du village. La campagne irakienne accueille une symphonie de sensations, souvent contradictoires, qui se juxtaposent « dans l’imaginaire enchanté de l’enfant ». Les frontières entre la vie et la mort, l’intime et le collectif, l’humain et l’animal, tendent à se brouiller. L’évocation de la faune domine largement cette reconstruction des paysages de l’enfance, portée par un soin minutieux du détail, à l’image de ces chenilles grignotant les feuilles des arbres et laissant derrière elles « les grâces d’une broderie ». Au fil des images et des pensées, le poète renouvelle sa quête de « cet inattendu devenu, lui et rien d’autre, / l’unique condition de son existence ».
La deuxième partie, « Éclats d’Irak », s’ouvre sur un exercice d’introspection saisissant dans lequel le poète pleure sa propre mort. Le dialogue du poète avec son double est pour lui l’occasion de redire son dévouement viscéral à la poésie :
Je dois maintenant t’arracher
À la poussière des dictionnaires et des livres désuets
Hurler à cette masse d’hommes égarés :
Mon compagnon est mort de trop de tâches accumulées
Et du trop long silence de la poésie.
Évoquant aussi bien Marcel Proust que Julio Cortázar, Kadhim Jihad Hassan médite sa solitude et réinterprète ses déplacements comme autant de quêtes et de réapparitions. L’Irak du poète est cette terre matricielle indissociable du « chant des morts » qui retentit en exil, des blessures lacérant les paysages et des images sauvées de l’oubli. En recommandant à son pays d’aimer ses enfants ou en saluant les ombres qui hantent sa mémoire, le poète dresse les contours d’une terre natale définie autant par la distance que par la douleur de la défaite : « L’Irak est loin, et nous voici processions de vaincus, lèvres sevrées / Toussant la nuit sur un brouillard lourd à nos cœurs ».
À bien des égards, la poésie de Kadhim Jihad Hassan est modelée par le thème de la disparition et le besoin vital de rappeler les disparus, de dire sans détours l’amertume de leur perte et d’entraîner les vivants et les morts dans le même mouvement. Si le souvenir de la mère est associé au « quotidien des champs » qu’elle portait sur la tête, le décès du père, « un patriarche vénéré », révèle la difficulté pour le poète d’expliquer à la fois son exil et le point de non-retour auquel il est parvenu dans « ce long et mince intervalle qui s’appelle la vie ». Dans son « Oraison funèbre d’Ahmad Amîr », peintre irakien et ami d’enfance disparu en 1994, l’Irak est « une obsession » qui s’impose par-delà la « conscience défaillante » de l’artiste alors que son œuvre ne peut survivre qu’en dehors des musées, dans « l’air et la poussière des vivants ».

Dans la dernière partie, intitulée « Migrations » et comprenant des poèmes traduits de l’arabe par le poète lui-même et d’autres écrits directement en français, Kadhim J. Hassan compose un florilège de scènes et d’expériences poétiques portées souvent par le désir de tisser un lien entre l’expérience personnelle et la dynamique collective :
Le poète s’assoit à sa table
Et dès qu’il trace un mot sur une page blanche
La ferveur d’une foule de peuples
Court et accourt dans ses veines
Entre racines et déchirements, appartenance et éloignement, on voit le poète se couvrir de « peaux d’emprunt », sonder les bruits de « l’intériorité humaine » dans une gare, réinvestir la maison du père et contempler la vie dans une chambre étroite ou à travers une galerie de personnages liés par l’errance. Alternant poésie et prose, méditations et réminiscences, Kadhim Jihad Hassan esquisse en filigrane le portrait d’un poète obsédé par les questions de l’existence et de la création, préoccupé depuis son plus jeune âge par « l’idée de l’absolu, un absolu possible quoique incertain ».
En déroulant la pelote des souvenirs, le poète se retrouve sans cesse à creuser les sillons de la tristesse, cette « grande bobine / qui se dilate à l’infini / Puis s’enroule autour d’un axe invisible ». Pour Kadhim Jihad Hassan, la poésie est une affaire de chocs et de commotions, un acte né du « trébuchement des pas intérieurs », une confrontation ardue avec « l’irréparable » et une nostalgie sourde pour « les cadences de [la] jeunesse ».
Qu’il salue la mémoire d’un autre ami d’enfance disparu après son retour en Irak baasiste, qu’il fasse l’élégie d’un beau-frère tué pendant la guerre en 1988 ou qu’il interpelle un censeur « expert en persécutions », le poète enchaîne les allusions à l’histoire douloureuse du pays et revient sans cesse se réfugier dans « l’atelier de ses peines », entre un palmier et un peuplier, clamant la beauté de l’innocence et la magie du don. Ainsi, la poésie en vient à incarner cette « substance à vertu interpersonnelle et curative », façonnée par les lectures et les rencontres, hantée par le temps qui passe et les êtres qui affrontent leur destin, mais surtout poussée à cette limite du langage où « l’indicible se marie soudain au dicible ».
Il y a dans les poèmes de Kadhim Jihad Hassan un subtil mélange de tendresse et de pudeur, un spleen irakien qui refuse la capitulation et aspire au silence tout en puisant dans la mémoire les leçons d’une vie d’exils et de retours entremêlés, avec pour seule constante la solitude créatrice : « C’est dans l’isolement aussi que naît la lucidité / Dans la boue qu’éclot tout aussi bien la clairvoyance ». Dans cette déambulation poétique à travers les années et les épreuves, le poète n’en finit pas d’exhumer une douleur qui « remodèle » le cœur et décrypte le vécu, sondant ainsi l’énigme de l’existence que traduit, sous le ton de la confidence, « le rougeoiement de mille possibles ». Avec Rimbaud et Rilke, Al-Hallaj et Ibn Arabi, Loránd Gáspár et Serge Sautreau, Kadhim Jihad Hassan multiplie les dialogues poétiques qui étendent toujours un peu plus le domaine de sa quête intérieure.
Il arrive parfois, entre deux souvenirs lancinants, que l’amour, l’imaginaire ou même le quotidien volent au secours du poète. Le voici donc observant une joueuse de harpe dans le métro parisien ou étudiant les détails d’une main, « vaste continent » de paroles et d’énergies. Mais il s’agit toujours d’écrire « du plus loin de soi », de « consacrer l’exil par le chant » et de reprendre cette quête intérieure en narguant la mort et ses sentences. Jusqu’au bout de ce cycle poétique à la fois intense et émouvant, l’enfance ne cesse de resurgir, les ombres continuent d’assaillir le poète et le souvenir s’obstine à lui tendre des pièges. Éternel « promeneur solitaire », le poète emprunte des chemins invisibles et répond aux appels renouvelés de l’errance. Au terme de cette traversée où l’Irak vibre à chaque ligne, Kadhim Jihad Hassan nous révèle dans un murmure l’essence même de la poésie : « Ici, même la plus grande épreuve est un cri vers la vie ».