Les notes bleues de l’Atlantique noir

« Je viens de tout lAtlantique noir », proclame la narratrice du puissant premier roman de Katia Dansoko Touré. De la prime enfance à l’aube de la trentaine, elle parcourt à son corps défendant, et parfois la mort dans l’âme, cet espace de diaspora décrit par l’historien Paul Gilroy : un espace géographique et mental en mouvement, sans cesse réinventé au fil des musiques noires. Elle apprendra à y faire résonner à son tour sa « voix fondamentale ».

Katia Dansoko Touré | La solitude des notes bleues. JC Lattès, 284 p., 20,90 €

Journaliste à Libération, Katia Dansoko Touré collabore à Jazz Magazine, écrit pour la programmation de festivals musicaux et pour des musiciens. De part en part infusé de jazz, d’une écriture très maîtrisée malgré le chaos des existences qu’il relate, son récit transcende la mélancolie avec une entêtante note bleue.

Tout commence en Guinée maritime, dans la ville de Boké, au quartier Énergie : « la gazelle de Boké », jeune fille à la beauté radieuse, future mère de la narratrice, y est prise dans les rets d’un cousin dont la famille ne veut pas. Et pour cause : plus tard, celle qui naîtra de cette union fatale surnommera son géniteur « le cadavre qui se meut ». C’est un dealer de cocaïne. Quand le couple désaccordé s’installe à Quimper, la petite fille partage son lit avec des sacs de poudre blanche : « Finistère. Née à l’ouest pour une affaire de coke destinée à un autre ouest. » À l’âge de six ans, la voilà confiée à un oncle maternel médecin et à son épouse antillaise, enseignante, ses « tuteurs légaux ». En Guadeloupe, elle peut s’épanouir, vit un « bonheur karukérien » à Petit-Bourg puis à Baie-Mahault.

Cette enfance choyée et encadrée lui permet d’exceller à l’école, de faire provision de culture antillaise, de fréquenter d’autres familles d’ascendance ouest-africaine établies là. Loin d’une mère qu’elle soupçonne de l’avoir oubliée, elle souffre cependant de la séparation. Or, alors qu’elle s’est acclimatée à cette vie douce, sa mère la reprend brutalement pour emménager en Martinique, à Fort-de-France, au quartier Terres Sainville, dans un appartement lugubre où résonnent les voix des putes de Saint-Domingue.

Un exil chasse l’autre tandis que s’enchaînent les voyages aériens vers Paris, Bruxelles, Dakar, Banjul, « ville floue », et enfin le sable trop blanc de Serrekunda en Gambie. La mère a épousé un homme plus âgé, exerçant comme marabout du président-dictateur gambien. Elle est haïe par sa belle-mère, dont le marabout sexagénaire tète encore le sein. Notre toute jeune fille atterrit de son côté à Conakry puis, « petite fille qui ne fait que débarquer », à Boké, « là où tout prend racine », auprès de Dibariguinè, sa terrible grand-mère maternelle. « Je viens de me prendre une claque ouest-africaine qui détraque ma boussole. » Les langues diakanké et soussou se mêlent au français et à l’accent créole transhumant d’une vie antérieure. La mère s’en est retournée auprès du « type » en Gambie, la narratrice entre dans l’adolescence. Ce sera bientôt le nord puis l’est parisiens, dans des quartiers qui n’ont pas encore connu la gentrification.

Katia Dansoko Touré, La solitude des notes bleues
Marisu Cultier (1981) © CC BY-SA 4.0/Cultier Memory /WikiCommons

L’errance se poursuit d’un habitat précaire à l’autre : chez une tante dans un appartement surpeuplé boulevard de la Chapelle puis, suite à l’incendie de l’immeuble, place des Fêtes, enfin dans une chambre d’hôtel au bout de la rue des Pyrénées, au retour de la mère. Lorsque toutes deux obtiennent un relogement dans le quinzième arrondissement, la jeune fille, lycéenne, doit céder sa chambre à des Guinéens de passage. Alors qu’elle a débusqué son père à Aulnay-sous-Bois (« Il y a des gens et, dans le même temps, il n’y a personne »), celui-ci fait assaut de protestations d’affection mais tente de l’étrangler. Ailleurs encore dans Paris, la jeune femme trouvera finalement une « chambre à soi » et le calme nécessaire pour, forcément adulte, affronter la violence de ceux qui l’ont engendrée, le secret entourant sa naissance, et pour secouer celui-ci de ses épaules.

Loin de se réduire à ces pérégrinations et péripéties dont on n’a pourtant retenu qu’une partie, le livre de Katia Dansoko Touré n’a de toute façon rien pour être placé sur l’étagère des mélodrames. Au terme de ce rude parcours, la jeune femme née « pour (sur)vivre » comprend que « si [elle est] là, c’est pour vivre » et « célèbre l’armistice avec les démons d’une enfance chaotique ». Si le terme n’était pas si galvaudé, on invoquerait la résilience, mais il est plutôt question de « puissance ». D’un sortilège dont on ne révèlera pas la teneur, l’enfant fait, au moyen d’un tissu indigo de plus en plus élimé, une consolation. Mais c’est grâce à des mots réparateurs et surtout grâce à la musique que la jeune femme peut recouvrer sa propre « puissance ». Dans les dernières pages du récit, elle court les concerts, s’entretient avec Lisa Simone et Charles Lloyd qui tous deux lisent en elle à livre ouvert.

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À la fin de Tels des astres éteints (Plon, 2008), Léonora Miano faisait figurer une « Bande-son » de standards de jazz qui en explicitait la composition. Chez Katia Dansoko Touré, la musique, déterminante pour l’avancée du récit, s’entretisse plus étroitement au texte : « Duo entre deux saxophones. Un ténor et un alto. Maman est le ténor, je suis l’alto. « Ça va ? » demande le ténor. « Ça va », répond l’alto. Silence. Une blanche. Deux blanches parfois. « Maman, tu reviens quand ? » C’est encore moi, l’alto. On entend à peine la note jouée. S’agit-il d’une note bleue ? La note bleue d’une mélodie quasi silencieuse ? »

Le jazz affranchit, délivre, offre la clé du pardon. Le jazz relie les rives quand, pourtant, « d’une rive à l’autre, il n’y a jamais d’ailleurs ». Une référence musicale donne le la de chaque chapitre. Plus de quarante titres composent la playlist du roman, accessible depuis la page dédiée sur le site de l’éditeur. Bien sûr, on y trouve « Mood Indigo » de Charlie Mingus, mais aussi, entre autres, les jazzmen antillais (des pianistes, en l’occurrence) Alain Jean-Marie, Marius Cultier et Grégory Privat.

Toujours dans Tels des astres éteints, Léonora Miano expliquait pourquoi l’Atlantique noir ne saurait être défini comme un « territoire » : « Le monde noir n’était pas un territoire. Il était humain avant tout, comme un immense tissage d’âmes liées par quelque chose que la couleur rendait visible, mais qui était, en réalité, bien plus profond. » Chez Katia Dansoko Touré, les « territoires » sont « douloureux », les « femmes-territoires » d’ambivalentes sources d’inquiétude, « étirées » qu’elles sont elles-mêmes « d’ouest en ouest ». Et cependant, sous les auspices bienveillants de Maryse Condé, « notre grand-mère à la tendresse aigre-douce » (dont le premier roman, paru en 1976, relatait sous forme romancée son séjour en Guinée), une fille en mal de mère parvient, traversée ou portée par les notes bleues, à congédier une « enfance crépusculaire » en laissant « le passé à sa place d’imparfait ».


Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.