Sauver la mémoire des morts

On semble attendre de la littérature qu’elle raconte des existences extraordinaires, qui peuvent aussi bien être recomposées par l’écrivain que tout à fait fictives. Réelles ou inventées, ces existences devraient tout de même présenter quelque trait qui justifie qu’on s’y intéresse. Pourquoi alors raconter des vies ordinaires ? C’est que narrer une existence peut valoir comme une manière de conférer une forme d’immortalité.

Léonie Adrover | Passage du soir. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 226 p., 19,50 €

Dans le Phédon, Platon raconte les dernières heures de Socrate, dans sa cellule de condamné à mort. À ce moment décisif, le sage se lance dans de longues considérations sur l’existence. Il va mourir l’après-midi même et il n’a jamais autant parlé, montrant sa sagesse dans cette sérénité fondatrice de la démarche philosophique. La mort est alors ce dont on parle tout en parlant de la vie. Le roman de Léonie Adrover ne se donne aucunement pour philosophique, mais qui a en mémoire le Phédon ne peut manquer de se retrouver en terrain connu. Une variation sur le même thème : une approche sereine de la mort. 

Le personnage principal, Anne, sait qu’elle va mourir le lendemain dans l’après-midi. Elle sait à quelle heure exactement et dans quelles circonstances précises. Elle n’est aucunement condamnée, pas même, du moins pas tout à fait, par la maladie, ce qui ne lui garantirait ni l’heure ni le jour. Elle est suisse et la loi de son pays autorise le suicide assisté. Elle a donc pris rendez-vous dans une maison discrète où cela se pratique. On lui a expliqué ce qu’elle devrait faire et ne pas faire. Elle agira comme convenu, à l’heure décidée. C’est seulement à la toute fin du livre que le lecteur apprendra qu’elle avait peu de chances de survivre longtemps à une maladie : elle était condamnée au même décès prématuré que ses parents et une grande partie de sa nombreuse fratrie. Mais cela n’est pas présenté comme la clé de son comportement ni, surtout, de son étonnante sérénité. Elle ne dit pas, comme le Socrate du Phédon, qu’elle croit à l’immortalité de l’âme, ou que du moins elle a quelque raison d’espérer de l’après-vie. S’il y a un secret de son attitude, il ne tient pas en un seul mot qui pourrait être révélé, mais dans le parcours d’ensemble auquel nous invite la romancière. Ou plutôt son personnage principal.

La narratrice – qui a principalement la tâche d’écouter – avoue à la fin du livre que sa vie entière est bouleversée, non par ce qui ne se présente pas comme une révélation, mais par la compréhension de ce qu’a voulu dire et faire cette femme rencontrée un soir dans un autobus. Comme pour Socrate (qui n’est pas évoqué dans le roman), on peut dire que ce qui change tout pour les auditeurs tient largement à cette sérénité devant la mort ; mais en premier lieu seulement, car vient ensuite le moment où il s’agit de comprendre la portée du message apparemment anodin ou peu rationnel. La méditation socratique sur la mort fonde la philosophie. Et dans ce livre ? On pourrait dire : mesurer le poids d’une existence, ce qu’il appartient à un romancier de dire. 

Léonie Adrover Passage du soir
La lumière au bout du tunnel © Jean-Luc Bertini

Anne n’est ni triste ni angoissée. Ce n’est d’ailleurs pas de sa propre mort qu’elle a à parler mais d’une « histoire qui ne doit pas finir ». La narratrice va entendre et le lecteur va lire une suite de brèves biographies de gens ordinaires. Pourquoi évoquer ce Werner qui, né sans doute dans la dernière décennie du XIXe siècle, dans le sud de la Forêt-Noire, porta longtemps la culpabilité d’avoir fui l’armée allemande après avoir participé aux deux batailles de Mulhouse d’août 1914 ? Déserteur, il s’est réfugié de l’autre côté du Rhin, vers le nord de la Suisse, où il a vécu le reste de sa vie, une vie humble. La profonde balafre qui fendait son visage et les doigts qui manquaient à sa main gauche prouvaient qu’il n’avait pas eu un comportement de lâche et le rendaient tolérable par une population suisse à laquelle sa neutralité conférait une sorte d’indifférence moralisante. Après un triste et long célibat, il épouse une femme « petite et maigrichonne » qui « donnait l’impression d’être souffrante en permanence ». Leur couple bien assorti dans la laideur suscitait moins d’admiration que des « blagues sur les tares que pourrait cumuler leur éventuelle progéniture ». De progéniture, il n’y eut point car la maigreur de Marie était telle qu’il n’y avait pas de passage pour un enfant. Une césarienne de la mère déjà morte en couches aurait pu sauver l’enfant qui ne parvenait pas à naître, si Werner ne s’y était pas opposé vigoureusement. Et c’est tout ce qu’il a raconté à Emiliano, un autre immigré, originaire, lui, d’Italie. 

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Pourquoi Anne tenait-elle à raconter ces bribes d’une vie qui ne fut pas heureuse ? On pourrait imaginer qu’elle reconnaissait Werner comme un lointain ancêtre, direct ou indirect, si on ne savait pas que celui-ci n’avait aucune famille lors de son mariage, ni Marie non plus, et que leur enfant potentiel est mort dans le ventre de sa mère morte. Anne laisse là l’histoire de Werner pour passer à celle de cet Emiliano à qui Werner a raconté le drame que fut sa vie. Il faut bien dire dans quelles circonstances ces deux immigrés se sont rencontrés, ce qu’ils pouvaient avoir en commun et en quoi ils différaient, outre l’âge puisqu’ils ont sensiblement une génération d’écart, le père d’Emiliano étant venu de Lombardie au début du siècle pour travailler au creusement des tunnels ferroviaires suisses. C’est donc l’occasion de raconter la vie d’Emiliano, telle que celui-ci l’a racontée à Judith, et la chaîne se poursuit jusqu’à Blanche elle-même, qui va raconter sa propre vie à la narratrice, mais seulement après avoir évoqué une demi-douzaine de personnages qui ont pour unique point commun d’avoir voulu se raconter à une oreille attentive et de s’être engagés à maintenir vivante cette chaine de paroles, sur cette suite d’existences.

Le nœud de chacune de ces histoires est le moment où s’est faite cette rencontre inattendue et imprévisible entre celui ou celle qui voulait se raconter et la personne qui serait disposée à l’écouter et à se faire à son tour un maillon de cette chaine et à en assurer la transmission. On peut lire ce roman comme une construction astucieuse destinée à juxtaposer plusieurs figures de la Suisse, à en montrer la diversité en insistant sur les migrations dans diverses directions, vers la Suisse ou pour s’en éloigner au moins temporellement. Ce ne serait pas faux mais ce n’est pas la lecture la plus émouvante, celle qu’indique le titre. Il faut entendre « passage » au sens où on le dit du relais que l’on se transmet. Cette transmission a lieu le « soir », ce moment de la journée qui se dit aussi d’une existence. Dans le Phédon, Socrate veut convaincre ses interlocuteurs qu’espérer une immortalité de l’âme est le plus sûr moyen de regarder venir la mort dans la sérénité. Dans le roman de Léonie Adrover, la conviction que la chaîne des narrations se prolongera dans l’avenir assure la sérénité de Blanche face à la mort qu’elle va recevoir le lendemain de cette longue soirée de narrations. Une forme d’immortalité dans la mort même.