Il y a cinquante ans, tombait le régime de Lon Nol et les Khmers rouges prenaient le pouvoir au Cambodge, entraînant le pays dans une dictature communiste impitoyable et l’un des génocides les plus effarants du XXe siècle. Un cycle a lieu au Forum des images, Sciences Po organise un colloque sur les expériences migratoires de la région, mais on peut être légèrement surpris du peu de résonance de l’événement. Deux textes d’une grande force reparaissent néanmoins, donnant l’occasion de relire les écrivains Soth Polin et Khun Srun, et de s’interroger sur la place de la littérature dans la mémoire de cette histoire traumatique.
En regard de l’événement, de son ampleur et de sa portée – un quart de la population approximativement disparait durant les quatre années de la dictature des Khmers rouges –, on ne peut qu’être frappé par le peu de littérature qui le raconte, le questionne, l’intègre à l’histoire, à la pensée, à l’existence commune. C’est comme si la période n’était qu’un trou noir qui avalait toute forme d’expression, oblitérait tout récit possible. Pour dire l’élimination physique des opposants, le régime usait d’une expression très parlante : à la place de « tuer », on disait « détruire », « réduire en poussière ». Et cette entreprise génocidaire – en grande partie par épuisement, travail forcé et famine – commence par l’élimination de tous ceux que le régime considère comme des intellectuels – les bourgeois, les professeurs, les savants, ceux qui portent des lunettes ou parlent des langues étrangères. En supprimant toute pensée opposée, en réduisant la divergence, en annihilant une part même de la langue khmère, l’Angkar supprime aussi la possibilité du récit littéraire, de son émancipation ou de sa réflexion future, elle anéantit la possibilité même d’une représentation.
C’est de là qu’il faut partir pour comprendre les œuvres littéraires qui témoignent, racontent, circonscrivent les événements de cette période et leur portée, et pour considérer leurs conditions de production. Qui écrit, quoi, comment et quand ? Quels récits sont possibles quand l’immense majorité de ceux qui pourraient écrire ont disparu ? Il y a bien évidemment des témoignages de rescapés, de victimes qui racontent leur parcours, le partagent, ouvrent à une possibilité d’histoire. On pense à Une odyssée cambodgienne de Haing Ngor (l’acteur du célèbre film de Roland Joffé La déchirure), Revenue de l’enfer de Claire Ly, à Cambodge, année zéro du journaliste François Ponchaud, Dans l’enfer de Tuol Sleng de Vann Nath (peintre et figure centrale de la mémoire du génocide), Tu vivras, mon fils de Pin Yathay, D’abord, ils ont tué mon père de Loung Ung ou encore Une enfance en enfer de Malay Phcar, qui circonscrivent les conditions de l’événement, transmettent strictement leur expérience et qui sont absolument nécessaires et portent en leur sein une valeur éthique et esthétique singulière. En parallèle, il y a des livres qui se nourrissent de la réalité pour imaginer des fictions qui l’intègrent, la métabolisent en quelque sorte, avec plus ou moins de réussite et de décence – du roman de Guillaume Sire Avant la longue flamme rouge à Ceux qui sont restés là-bas de Jeanne Truong, Les jungles rouges de Jean-Noël Orengo, jusqu’au Silence des survivants d’Andrea H. Japp, Kampuchéa de Patrick Deville ou au ridicule La traversée du miroir de Patrick Poivre d’Arvor – fictions sur lesquelles on passe rapidement mais qui contribuent d’évidence à la diffusion, à des moments différents, d’une réalité historique et de l’horreur des crimes de Pol Pot et de son régime.

C’est pourquoi les textes les plus forts littérairement, ceux qui dépassent leur stricte condition d’énonciation, qui pensent leur matière, s’écrivent dans une distance – géographique, temporelle, stylistique –, comme tournant pour chercher ou retrouver l’événement, l’intégrer à quelque chose qui le dépasse. Qu’ils cherchent la justesse esthétique, la distance intellectuelle, l’abstraction réflexive, la contestation politique ou morale, qu’ils interrogent leur biographie personnelle ou qu’il transmuent celles des autres, ils s’écrivent depuis une périphérie frappante et problématique. Que l’on écrive depuis l’exil comme Soth Polin (né en 1943), ou juste avant la révolution dont il fait partie comme Khun Srun (1945-1978), qu’on enjambe le temps de sa biographie et de sa provenance comme François Bizot ou que l’on écrive avec et pour quelqu’un d’autre comme Christophe Bataille avec le cinéaste Rithy Panh, l’écriture, la pensée, la représentation, leur articulation complexe, tout cela se produit par une sorte de dehors, d’ailleurs. L’écriture spécifique du génocide au Cambodge obéit, quasi intrinsèquement, à ce décalage, à une altération.
Et peut-être est-ce cela qui rend possible une exploration du crime politique absolu, qui en permet une représentation qui s’affranchit de l’individualité, qui dépasse la subjectivité univoque. Ainsi, les étranges récits (presque) autobiographiques qui composent L’accusé de Khun Srun, jeune enseignant promis à un bel avenir, pris dans la guerre civile qui déchire le Cambodge, emprisonné par la police de Lon Nol, explorent le sentiment d’une radicalité et la peur de l’arbitraire, la nature de la liberté individuelle et le sens de la lutte politique. Sous les dehors d’une grande simplicité, parfois presque sous la forme de notes ou d’aphorismes, il explore sa biographie et affirme un « je » qui, à l’époque, n’a guère de place dans la littérature khmère, comme l’explique fort bien Christophe Macquet, son admirable traducteur et préfacier. Ce geste, étonnamment plastique et composite, produit une écriture spéculative d’une clarté frappante qui rend plus saillants le drame de l’incarcération et la répression politique. Et au-delà d’une écriture de soi qui se confronte à l’histoire, au politique, qui éprouve ses propres limites, le texte pense sa nature même, le rôle de l’écriture, la portée de la littérature dans l’existence.
L’écrivain, avec une discrétion très surprenante et une économie de moyens remarquable, réussit à transmuer son parcours biographique en une pensée pour les autres qui agrège les contradictions d’une époque de basculement – hors du colonialisme, passant de la féodalité à la modernité, faisant face au chaos sud-asiatique où s’affrontent les super puissances, au bord d’un gouffre que l’on soupçonne – et qui s’incarne dans le destin de cet homme qui entrevoit une liberté et en paie le prix. On est frappé de lire un texte que tout condamnait à l’oubli, un livre qui interroge notre nature d’homme, la violence que l’on subit ou que l’on inflige, qui nous effraie ou nous fascine. C’est un livre bref, composite, parfois un peu désarçonnant, qui nous rappelle, à la manière de Kafka, la précarité de notre réalité et de notre place dans l’existence, qui nous place face aux dilemmes les plus simples et les plus compliqués de la vie quand elle se trouve face à la possibilité de la liberté ou de la tyrannie, quand il faut prendre un risque pour vivre vraiment. N’est-ce pas ce qu’il nous dit avec force en écrivant, tout simplement : « Les voies sont sans issue, mais elles sont multiples » ?
On peut entendre dans le livre de Khun Srun les prodromes d’une catastrophe. Il écrit ainsi : « Je pense que toute atteinte à l’art ou à la littérature d’un peuple est une atteinte à son âme. » Et c’est exactement ce qui s’est produit. Et ce que Soth Polin, probablement le plus grand des écrivains cambodgiens, auteur du célèbre roman L’anarchiste paru en 1980, a lui aussi parfaitement compris, lui qui raconte toute l’expérience politique, humaine et morale de la dictature à l’aune d’une réflexion intime et métaphysique qui s’entrechoque avec le réel et fait de la perception la clef de lecture du monde. Il écrit : « Après l’holocauste de mon peuple, broyé, nivelé, englouti dans la plus fantastique des révolutions, je prie seulement l’Histoire, cette déesse des caprices et de l’absurde, d’avoir pitié de son âme. » C’est que ces écrivains écrivent pour eux autant que pour tous les autres. À travers une introspection d’une lucidité exemplaire, ils affrontent « ce gouffre qui n’en finit pas de broyer les âmes des miens ».
L’anarchiste est un texte hybride, d’une audace stupéfiante, d’une violence assez peu dicible. L’écrivain y exprime quelque chose de presque insoutenable : nous sommes la barbarie, elle nous habite, nous pousse, nous désintègre. Œuvre composite et radicale, le livre réunit deux textes distincts qui se répondent ou s’opposent. Le premier raconte l’errance existentielle d’un jeune intellectuel khmer parfaitement assimilé à la culture occidentale qui, pris dans une passion amoureuse avec sa belle-sœur, la tue. Alors que le second consiste en la confession hallucinée qu’un journaliste en exil à Paris et devenu chauffeur de taxi fait à la jeune Anglaise qui agonise après un accident qu’il a provoqué. L’un et l’autre racontent la délitescence du régime de Lon Nol, la montée du communisme et la chute du régime vers le pire. Mais ce qui est extraordinairement puissant dans le texte de Soth Polin, c’est la dimension intérieure de cette analyse d’une réalité politique et d’un effondrement, c’est que tout se double d’une crise intérieure qui balaie toute vision morale du monde. Polin raconte l’effritement de l’individu face à la barbarie qu’il contemple d’ailleurs, subissant la destruction, dont il est pour partie responsable, d’un monde. Tout le livre raconte cet état de crise extrême, donne corps à un effondrement métaphysique rarement aussi bien transmis.
Face à l’indicible douleur, à la difficulté de vivre quand les autres meurent, face au poids de la faute et de la trahison qui hantent le narrateur à jamais, se dresse une sorte d’état second, intérieur, monstrueux, celui d’une folie qui détruit tout. Rarement un écrivain – on pense étonnamment parfois à l’intensité d’un Hubert Selby Jr. – aura su aussi bien nous plonger dans la douleur de ceux qui sont au bout de quelque chose, à la frange extrême de l’existence, perdus, à demi fous mais lucides. C’est que le personnage de L’anarchiste est incroyablement présent, dérangeant, qu’il admet et comprend « la profonde irrationalité, l’énorme absurdité de [son] existence ». Soth Polin a su donner une forme hallucinée à ce qui déchire l’être depuis son intériorité jusqu’au déferlement d’une violence collective jamais atteinte. Il est parvenu à dire l’horreur du crime des Khmers rouges en l’éprouvant, la faisant éprouver, depuis l’intériorité d’un être détruit, ravagé. On est saisi par un écrivain qui raconte, dans un même mouvement, « l’avilissement » d’un pays et celui d’un être singulier, qui trouve les mots pour raconter une folie totale, un saisissement, une chute commune. Soth Polin a probablement écrit l’un des plus grands livres sur un traumatisme collectif extrême, l’un des seuls à exprimer dans une fiction météorique le poids de la faute qui pèse sur nous.
Soth Polin nous oblige à affronter l’insupportable. Non pas comme un récit qui ferait histoire ou constituerait une mémoire – choses essentielles s’il en est – mais comme une expérience intérieure qui nous force à éprouver le sentiment presque indicible de l’horreur, de la stupéfaction, de la culpabilité. Il écrit un livre qui admet la folie, qui exprime ensemble la destruction politique et physique d’un peuple et le désordre d’une personnalité singulière. C’est que son roman parle de ce qui pousse à détruire, à effacer, à mettre tout à bas. L’anarchiste est en effet conçu comme une pure négativité qui s’emploie à défaire, enfermant le narrateur dans sa « plus voluptueuse mission de destructeur », le réduisant à sa propre impossibilité. Il finira d’ailleurs par se châtrer. Polin parvient à construire tout un roman selon les modalités de la sexualité (pensons à son étonnant recueil Génial et génital paru au Gand Os), envisageant l’Histoire, le sens, l’existence comme des éléments d’une pulsion mortifère qui ne trouve aucune solution si ce n’est de disparaître, de s’évanouir dans son propre néant. Le narrateur ne réclame donc que l’expiation, son infinité, et nous abandonne, égarés, devant un vide monstrueux. Il y faut un certain courage et de la grandeur.
Ces livres inventent une manière d’approcher l’événement historique traumatique sans s’y réduire, de l’exprimer sans s’y limiter. Pour entendre ce qui échappe à la conscience commune et se replie, comme une bête traquée, sur l’effacement et le silence, opposant aux faits leur inintelligibilité et leur monstruosité, il faut de la précision, des faits, mais également une perspective, une construction qui permettent de saisir la complexité de l’effroi, l’épaisseur de l’Histoire, la manière dont elle s’incarne dans des figures répulsives en même temps que rassurantes. Comme l’écrit dans son grand livre intitulé Le portail François Bizot, écrivain dont les livres – Le saut du varan et Le silence du bourreau – reviennent toujours au Cambodge et à son expérience exceptionnelle durant cette période : « Le portail n’ouvre donc pas sur les cris d’agonie des torturés de la prison de Tuol Sleng, mais sur l’absurde et le désespoir. Ce ne sont pas les événements en eux-mêmes, les faits bruts, datés, qui importent. Mais c’est l’épaisseur de la vie qui les porte, resurgie soudain dans le silence des choses […] La seule réalité, n’est-ce pas cette émotion, ce lien à la vie et aux êtres, enfermée dans les choses ? […] Tant de choses y sont exprimées en un éclair, qui touchent aux racines de la vie, que cela donne à la fois aussi bien envie de pleurer, de mourir et de vivre ». Voilà ce que la littérature permet face à l’histoire monstrueuse et destructrice, voilà ce qu’elle fait, y compris dans un pays habité de silences, ce qu’il ne faut jamais oublier, ce qu’on lit obstinément, ce qui nous fait découvrir ces choses indiciblement puissantes qui nous aident à survivre.