Il y a beaucoup de livres qui paraissent sur la musique. Comment comprendre ce dynamisme éditorial ? Malgré leur singularité, les différents ouvrages recèlent-ils des points communs où l’on puisse percevoir quelque chose comme un esprit musical de l’époque ?
Est-ce que la première musique a résonné avec le Big Bang ? Et la dernière alors ? Ce possible coup de cymbale inaugural est celui du livre de Caspar Henderson, Une histoire naturelle des sons. Notes sur l’audible, qui invente des auditeurs à des événements que nul n’entend. Auteur à succès, le Britannique s’est spécialisé dans des livres de vulgarisation où l’éclectisme de l’érudition rencontre une capacité d’émerveillement et d’amusement rare. De courts chapitres, des idées massivement efficaces, un ton toujours enjoué, tous les bruits de la terre.
Du cosmos aussi, puisque Caspar Henderson divise les sons de la nature en trois royaumes : sons de l’espace (cosmophonie), du vivant (biophonie) et des hommes (anthropophonie). À chaque étape, le texte produit de l’étonnement par les rapprochements qu’il invite à considérer : le chant des merles permet d’évoquer le syrinx, organe propre aux oiseaux, aussi bien que D. H. Lawrence et les Beatles ou la Première Guerre mondiale. Le chapitre sur les cloches médite sur les sons de la préhistoire, les pratiques cultuelles japonaises, les purges staliniennes, Arvo Pärt, etc. Le livre est implacablement concret : on y apprend beaucoup sur les faits sonores et leur saisie sensible, dans un travail de compilation de connaissances remarquable – presque orgiaque, tant on sent que la part du plaisir à écrire (et à lire) est au cœur du travail de Caspar Henderson.
Le son comme objet scientifique : l’ouvrage suggère un savoir exhaustif sur la nature des sons à l’égard de laquelle il témoigne d’un intérêt réel, qui dépasse l’étonnement, pour ouvrir à une réflexion sur le son et la musique qui se départe des centralités habituelles. Le son n’est pas le propre des hommes, n’est pas le propre de l’art ou du vivant. Pas même le propre de la musique. Ce faisant, il rejoint un ensemble de travaux dont le dynamisme, ces dernières années, leur a valu la consécration ultime de tout mouvement universitaire désormais digne de ce nom : la musique a ses studies. Caspar Henderson ne s’y rattache pas, mais son travail souligne l’imprégnation des idées fortes qui soutiennent intellectuellement les sound studies et dont plusieurs livres récents montrent l’implantation éditoriale.
Ce champ d’étude trouve dans le livre de Jonathan Sterne, The Audible Past (2003, traduit en 2015 par les éditions de la Philharmonie sous le titre Une histoire de la modernité sonore), un acte fondateur en même temps qu’un moyen de reconsidérer différents textes déjà parus et a posteriori inclus dans ce domaine – au passage, cela explique la présence de l’affligeant livre de Jacques Attali, Bruits (1977), dans nombre de bibliographies académiques, qui pourrait faire oublier à quel point cet ouvrage est lamentable. Rappelons-le, donc : ce livre est consternant. Les sound studies analysent le son à travers d’autres focales que celles consacrées par les disciplines plus anciennes d’étude de la musique : l’écoute du son prend le pas sur la composition et l’exécution de l’œuvre ; l’espace sonore ou les « paysages sonores » (Murray Schafer) sur le monde musical ; l’attention aux technologies du son (partition, enregistrements) sur l’abstraction des œuvres ramenées à leur supposée essence.
Les éditions de la Philharmonie peuvent très certainement être considérées comme la tête de proue des sound studies en français, tant par leur travail de traduction que par la production de textes inédits. La parution au printemps dernier d’une somme fondamentale, coéditée par les éditions MF, qui compile sur 1 364 pages des textes consacrés à l’écoute de l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, fournit la preuve (massive) d’un tel engagement au sein de ce mouvement académique et intellectuel. L’écoute peut se lire à la fois comme un outil de travail précieux pour quiconque s’intéresse à la question, mais aussi comme invitation philologique à une historicisation plus fine de l’activité d’auditeur et d’auditrice. Chaque période (Antiquité, Moyen Âge, Renaissance, etc.) est introduite par une contextualisation rédigée par un ou une spécialiste, qui incite à reconsidérer l’acte d’écoute dans ses singularités historiques et sociales. Moins dans ses singularités géographiques, puisque ce travail colossal, dirigé par Martin Kaltenecker, se limite à l’espace occidental.

« Qui a droit à la musique ? Qui peut l’entendre comme si elle était à lui, qui peut se l’approprier ? Qui a le droit de la faire sienne ? Ces questions, tout auditeur se les pose, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non. » Ces questions, par lesquelles Peter Szendy (qui participe au travail des éditions de la Philharmonie) inaugure un autre livre au titre proche, Écoute. Une histoire de nos oreilles (2001), traversent encore d’autres parutions récentes où se repère l’impact des sound studies dans le paysage intellectuel et musical contemporain. L’artiste et théoricien Brandon LaBelle a publié en 2020 Sonic Agency, qui est traduit désormais par les éditions Jou dans leur collection dédiée aux questions musicales et sonores, où a déjà paru un livre marquant de David Toop.
Dans ce livre exigeant, souvent déroutant, Brandon LaBelle cherche dans le travail du son la matière d’un pouvoir de résistance aux oppressions du capitalisme, de l’État, de toutes les brutalités. Puissance d’invisibilité du son, qui est ce qui peut vous atteindre lors même que le corps est masqué, reclus. Puissance de visibilité de ce qui n’apparaît pas. L’artiste Lawrence Abu Hamdan a réalisé en 2023 une installation vidéo, The Diary of the Sky, qui (entre autres) recueille les conséquences du son des avions israéliens sur les habitants et habitantes du Sud Liban (airpressure.info) : ce faisant, il fait apparaître une réalité politique et militaire déniée par certains des acteurs (un état de guerre), ses conséquences sanitaires, écologiques et sociales, l’incurie politique libanaise [1]… Puissance d’interception des sons : la volatilité de l’onde sonore permet des captations autres, où Brandon LaBelle perçoit un fondement de la communauté.
L’extension des possibilités d’action que l’auteur confie au sonore fait perdre par endroits en précision dans la réflexion, dans une jongle déroutante entre des catégories proliférant au risque d’une tentation spiritualiste souvent désarçonnante (l’érotisme, l’extase, la vibratilité, où Brandon LaBelle retrouve, cela dit, d’autres thèmes contemporains influents, comme le soulignent les citations nombreuses d’Audre Lorde, bell hooks, Édouard Glissant, etc.. C’est surtout dans la capacité du livre à tisser dans le sonore la trame d’une communautés d’auditeurs et auditrices qui ne soient plus assujettis à rien d’autre qu’à leur conversation constante, qui n’instaurent le commun de leur communauté qu’à partir de leurs vulnérabilités singulières, que Sonic Agency recueille la force du son dans une intellection nouvelle.
Le son plutôt que la musique. Selon une approche différente, ce regard sur les phénomènes sonores peut se retrouver dans d’autres parutions récentes qui abordent leurs objets par des biais détournés. Celui des objets musicaux dans le cas de Véronique Servat, dans Bazar pop qui reproduit pour les musiques populaires contemporaines la démarche féconde du Magasin du monde (2020) dirigé par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre, tout en l’arrimant à une histoire culturelle dont l’historienne est une spécialiste. L’idée d’aborder l’histoire par les objets fonctionne à merveille dans le cas de musiques populaires investies d’une fonction identitaire majeure, notamment depuis l’après-guerre et l’apparition d’une culture adolescente de plus en plus autonomisée, puis avec le développement des contre-cultures musicales. En alternant entre les médias (fanzine, magazine, télévision), les vêtements (petite culotte et blouson noir), les technologies d’écoute (téléphone et transistor) et les drogues (la seringue), le livre assume heureusement le bazar que revendique le titre et parvient à ouvrir une histoire populaire des musiques populaires, qui fonctionne autant par ce qu’elle permet de comprendre que par les ouvertures qu’elle invite à poursuivre. Comment sonnent les objets ? Les résonances musicales des choses inertes nous inscrivent dans un imaginaire sonore qui dépasse le son lui-même.
Parfois plus allusif – c’est la loi de ce genre de livre –, Bazar pop permet aussi d’attester de l’influence d’une culture musicale sur toute une génération de chercheurs et chercheuses, dont la culture politique s’est élaborée (entre autres) au son des Béruriers Noirs et de la Mano Negra, de Oasis, Blur, Pulp et Supergrass, en lisant les Inrocks et en commençant à télécharger des musiques illégalement. Véronique Servat rédige aussi, en filigrane de son histoire des objets, un plaidoyer pour la force politique et intellectuelle d’un pan d’histoire populaire dont elle montre la fécondité et l’importance, dont on ne peut que constater le long oubli (au moins dans les textes académiques) en même temps que le retour en grâce récent. Les Béruriers Noirs triomphent dans les librairies (bandes dessinées Les Bérus riaient Noir et Vivre Libre ou Mourir, la seconde par Arnaud Le Gouëfflec et Nicolas Moog), à la BnF où les archives du groupe sont désormais accueillies, ou bien dans les slogans de manifestations où l’on entend à nouveau la « jeunesse » (souvent cinquantenaire) emmerder le Front national : tout cela témoigne d’une renaissance de cette culture musicale qui pourtant ne se traduit pas nécessairement en concerts, disques, ou écoutes. D’une certaine manière, le livre de Véronique Servat, en prenant le parti des choses plutôt que des sons, fait implicitement signe vers une réification des musiques au sein de cultures dont elles ne constituent plus le centre. Sommes-nous encore ce que nous écoutons ou ce que nous disons écouter ?

Jean-Loup Amselle suit une méthode, inspirée de John Austin, qui estime que « la musique, en un sens, ce ne sont que les discours qui sont tenus à propos de la musique, des musiques ». Dans son livre L’Occident connaît la musique, il analyse énormément de discours dans une tonalité pamphlétaire assumée – le livre reprend d’ailleurs des articles polémiques contre Radio Classique publiés sur le site AOC – dont l’objectif est de critiquer les structures coloniales de ces discours sur la musique. L’anthropologue mène ainsi une charge radicale contre l’ethnomusicologie, en interrogeant ses principes mêmes (notamment le soupçon de primitivisme qui accompagne l’histoire de la discipline) et les partages du musical qu’induisent les catégories musicologiques et ethnomusicologiques : pourquoi la musique classique occidentale s’opposerait-elle aux musiques du monde ? Quel est le métissage et la fusion qu’évoquent certaines classifications musicales ? Et le jazz, alors ? Et les musiques populaires ?
Les passages les plus polémiques ne sont pas ceux, stimulants par leur volonté de table rase des catégories musicales, qui remettent en cause les classifications universitaires (ethnomusicologie, musiques savantes…) ou commerciales (world music, musiques métissées). Ce sont ceux où Jean-Loup Amselle évoque la question du racisme musical, notamment autour de la station Radio Classique et des discours réactionnaires sur la musique (les polémiques provoquées par l’extrême droite contre Aya Nakamura occupent une place importante dans ce chapitre). Amselle critique d’ailleurs les réactions à la participation de la chanteuse franco-malienne à la cérémonie d’ouverture des jeux Olympiques de Paris à l’été 2024, en insistant sur la dimension coloniale de la performance d’Aya Nakamura, voyant dans sa tenue dorée des réminiscences de Joséphine Baker et sa jupe de bananes. « L’inclusion qu’on nous a proposée à l’occasion de ces JO ou lors d’opérations précédentes est donc bel et bien un simulacre. Simulacre d’un « métissage » à sens unique qui va toujours dans le sens Afrique-Occident et qui consiste à adjoindre un élément régénérateur à une tradition occidentale quelconque, sous prétexte de générosité. »
On voit alors le danger à s’en tenir aux seuls discours sur la musique, sans comprendre à quel point ils sont aujourd’hui incorporés dans la musique, en tant qu’expression singulière mais aussi d’un point de vue commercial. Comme le soulignait Guillaume Heuguet dans la revue Audimat à propos de l’album country de Beyoncé Cowboy Carter ,l’affirmation polémique et identitaire est entièrement incluse dans la musique. Si bien que chercher à désencastrer l’art de la polémique est en partie vain : la musique d’Aya Nakamura n’existe pas hors des polémiques qu’elle suscite, provoque et subit. En déliant le discours de la musique et celui sur la musique, on peine à comprendre des œuvres telles que celles d’Aya Nakamura, dont le succès est pourtant d’abord lié à ce qu’il provoque d’un point de vue sensible sur son public – comme le rappelait Rhoda Tchokokam. En ramenant Aya Nakamura à son africanité, on n’écoute qu’une part de ce qu’elle chante et on ne voit qu’une part de ce qui est filmé, et qui ne se résume pas à une potentielle rencontre entre l’Afrique et l’Occident. À l’image et au son de cette performance olympique, il y a la Garde républicaine : Aya Nakamura après Mireille Mathieu aux côtés de l’orchestre militaire, mais celle-ci était un symbole réactionnaire tandis que cella-là est un symbole progressiste. Par quelle opération ? Que sommes-nous dans ce monde qui se réjouit (ou à l’extrême droite s’indigne) de qui chante avec la Garde républicaine ? Faut-il vraiment applaudir la Garde républicaine ?
Cet exemple illustre le problème posé par une appréhension de la musique saisie toujours depuis ses extérieurs, qu’ils soient sonores, culturels, politiques, ou tout cela à la fois. Les catégories avec lesquelles on appréhende cette musique sans dehors – illimitée d’elle-même à force d’être saisie de partout – rendent impuissants face aux événements musicaux, dont on ne sait plus bien pourquoi ils font événement. La capitulation face aux critères de validation numériques et institutionnels devient ainsi de plus en plus marquée : Aya Nakamura importe parce qu’elle est consacrée par l’institution et parce que ses chansons font des millions de vues. L’armée et les plateformes au fondement des sensibilités ? Kendrick Lamar importe parce qu’il joue à la mi-temps du Super Bowl et que « Not Like Us » a été vu des centaines de millions de fois. Taylor Swift fait une tournée avec 80 camions.

De l’autre côté, la posture mélomane se voit instantanément soupçonnée d’un snobisme voire d’un mépris de classe coupable – comme si, parce que la musique ne se perçoit pas principalement par et pour elle-même, on ne pouvait apprécier les œuvres d’Aya Nakamura ou de Kendrick Lamar, ou de tout autre artiste à la notoriété mondiale. La question que posent tous ces jugements sur la musique est bien plutôt celle de la disparition du point de vue de la musique – particulièrement des musiciens et musiciennes – sur elle-même. Qui a le droit à s’approprier la musique ? La question de Peter Szendy trouve sa réponse propre à l’époque : tout le monde, mais ce n’est pas si chouette que ce qu’on croyait et on pourrait se demander si ce tout-le-monde-là n’est pas d’abord celui des plateformes de streaming et de certains moteurs de recherche. Tout-le-monde des réseaux sociaux – les dossiers de subvention incluent aujourd’hui le nombre de followers pour décider de qui a le droit de jouer. Tout le monde sauf la musique elle-même, peut-être.
La question du droit (quid juris ?) est ici, comme partout ailleurs, ramenée à une opposition manichéenne, campiste, entre des positions qui ne peuvent rien réconcilier : ou bien l’élitisme, ou bien le populaire. Ou bien le politique, ou bien l’impolitique. Ou Google, ou l’entre-soi. Ou le racisme, ou l’inclusion. Mais de tels manichéismes n’existent guère dans les faits : les algorithmes et l’IA favorisent les logiques racistes et sexistes, mais profitent également à Aya Nakamura. Les logiques oppressives et coloniales qui sont au cœur des jeux Olympiques cohabitent avec le sentiment, partagé largement, qu’il s’y joue quelque chose de populaire et d’émancipateur. Cela a toujours été dangereux, mais il serait vain de chercher aujourd’hui, dans un tel contexte, un fond idéologique et une subjectivité culturelle qui permette de situer la musique dans des coordonnées rassurantes : le populaire, l’insurgé, ou, pour les plus éculées, le beauf, le snob, nous glissent entre les doigts au moment où nous affirmons les saisir. Le droit aux appropriations et réappropriations est une affaire éminemment musicale, y compris dans les stratégies commerciales – la question de la réappropriation culturelle étant au cœur de certains albums en même temps que de leur commercialisation, comme en témoigne exemplairement Cowboy Carter de Beyoncé qui se présente comme une réappropriation de la musique country comme musique noire.
Si bien qu’on peut interroger le fait que les nombreuses productions écrites sur la musique fassent autant cas de leur point de vue externe sur celle-ci. Disparaît peu à peu un discours autonome de la musique sur elle-même, qui trouva dans la critique musicale un terrain fertile (et bien sûr critiquable à bien des égards) pour écrire et penser, auprès des musiciens et en leur donnant la parole. De grandes plumes – de M. Croche à Lester Bangs, en passant par Ellen Willis, Simon Reynolds, Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, ou tant d’autres – de la musique s’étaient trempées dans cette proximité radicale avec les musiciens. Cette tradition-là est en péril en raison notamment du déclassement de la presse spécialisée puis des blogs qui un temps prirent le relais. Il n’est pas exagéré de considérer que le rapatriement de la pensée musicale dans une extension des domaines académiques et universitaires (les studies et la musicologie), ou d’autre part son inféodation à des critères de jugement entièrement machinés par Google et Spotify (popularité algorithmique de la musique), sont aujourd’hui le signe d’une musique sans point de vue, dont le discours n’a d’autonomie que par exception.
Constat pessimiste mais la musique est bien mal en point. Concerts et festivals de plus en plus désertés par le public, notamment les jeunes, nouveaux modèles de diffusion qui broient les artistes, effondrement de l’édifice des subventions dans une indifférence presque totale. Dans ce contexte, la floraison de parutions consacrées à la musique est d’autant plus surprenante : on achète plus de livres sur la musique mais de moins en moins d’albums ou de places de concert. On pourrait considérer qu’entre ces deux tendances réside la possibilité d’une résistance plus grande au mouvement vers la démusicalisation actuelle du monde : dans quelle mesure écrire sur la musique et les cultures sonores peut accompagner le désir d’un monde mieux musiqué ? Questions concrètes : peut-on et doit-on inciter dans les livres le lectorat à écouter des playlists en streaming ? Que s’approprie-t-on de la musique lorsqu’elle mène vers cela ? Jusqu’où peut-on réfléchir la musique sans les musiciens ou les musiciennes, leurs paroles ou leurs musiques ? Eux aussi, elles aussi ont le droit de s’approprier la musique. Dans les sons qu’ils et elles produisent, il y a une pensée du monde actuel qui mérite d’être entendue sans être assujettie à des régimes d’énonciation qui dénient la singularité de cette pensée et des sensibilités qui s’y expriment. Certains artistes, non exclusivement musicaux, cherchent d’ailleurs des cheminements entre ces sensibilités et un travail de réorganisation sociale de la musique : en ce sens, la parution des travaux du groupe culture du Réseau Salariat (Pour une sécurité sociale de la culture) témoigne de la fécondité pour les mondes de l’art (et donc de la musique) de se créer des espaces autonomes de réflexion, d’écriture, de discussion. La socialisation radicale de la musique n’y est pas présentée comme une utopie mais comme une urgence pour demain.
Caspar Henderson évoque dans son ouvrage une expérience de pensée relativement galvaudée : si un arbre tombe dans la forêt avec un grand fracas, mais que personne ne l’entend, a-t-il réellement fait ce bruit ? Est-il tombé ? Aujourd’hui, la question peut se poser pour les guerres : le bruit des avions israéliens n’est collectivement perçu qu’à partir de l’œuvre d’art qui le rend audible. Cette surdité collective va de pair avec la rareté des musiques qui dénoncent les guerres du temps présent, en contradiction avec l’histoire de la musique du XXe siècle, qui embrassait les guerres et les révolutions, de Chostakovitch à Public Enemy : aujourd’hui, qui pour chanter les désastres [2] ? L’écoute qui caractérise le siècle en cours est la négligence du bruit fait par la destruction du monde. Peut-être n’est-ce pas un hasard si cette écoute est celle qui accepte que la musique soit réduite au streaming. Les sons du monde jubilent d’accueillir toute musique. Pour les penser, il faut faire entendre ce qu’elle réfléchit toujours déjà.
[1] Cité par Bastien Gallet dans le numéro 927-928 de la revue Critique (août-septembre 2024), consacré aux « Sons, de la musique aux arts sonores », qui fournit une remarquable synthèse sur la question de la pensée musicale contemporaine.
[2] Signalons tout de même l’album sorti à l’automne 2024 de Godspeed ! You Black Emperor, No Title As Of 13 February 2024 28,340 Dead (Constellation), dont le titre est un décompte du nombre de morts à Gaza.