Stravinsky fait partie des compositeurs qui ont laissé un grand nombre d’écrits. Beaucoup de musiciens sont dans ce cas, mais ils ne sont que rarement lus au-delà des cercles, au diamètre toujours plus restreint, de celles et ceux qui s’intéressent à la musique. L’aura immense de Stravinsky lui a permis d’exister aussi par ses textes, qui proposent une rare variété de points de vue – théoriques, autobiographiques, anecdotiques, dialogués, etc. La nouvelle traduction de ses entretiens avec Robert Craft rappelle la place centrale qu’occupe Stravinsky dans son siècle musical et artistique.
En 1915, Satie, Debussy et Stravinsky se rencontrent à Paris. Satie prend une photographie des deux autres musiciens, puis Stravinsky avant ou après lui. L’image impose une écoute autre des sonorités musicales que déploient, respectivement et ensemble, ces trois noms de musiciens réunis dans un nom de pays, Paris, qui est une utopie musicale en ces années tumultueuses.
Mais la plus forte impression ne réside pas dans la collection de noms au pouvoir d’évocation superlatif : Gertrude Stein, Webern, Monet, Picasso, Debussy, Satie, Cocteau, Monteux, Diaghilev, Proust, Dylan Thomas, que Stravinsky a côtoyés dans une vie qu’on pourrait confondre avec une histoire de l’art de la première moitié du XXe siècle. La plus forte impression n’est pas plus dans la précision avec laquelle est décortiquée l’intelligence créatrice des chefs-d’œuvre (Le sacre du Printemps, Petrouchka, jusqu’au Rake’s Progress) ou des partitions moins connues (les Threni). Ce qui arrête le plus la lecture dans ces Conversations avec Stravinsky est la capacité du compositeur à élaborer des formules saisissantes, qui détournent l’évidence du propos et des conversations vers une forme d’indicible impossiblement évoqué, obligeant à arrêter la pensée.
« [O]n voit bien […] qu’une année à peine après sa mort, l’époque avait déjà tourné le dos à Debussy. » Mort en 1918 en pleine guerre, enterré paraît-il sous le bruit des canons allemands, Debussy n’est pas le seul à faire face au dos de l’époque en 1919. Mais que veut dire Stravinsky dans cet oubli de Debussy ? Ce n’est pas simplement une question sérielle – les développements sur Webern sont passionnants, ceux sur Berg souvent âpres, ceux sur Schönberg respectueux. Ce n’est pas plus une question politique ou vaguement culturelle, mais bien une ouverture à l’époque non advenue d’une musique dont Stravinsky paraît se penser comme l’héritier et le prophète, à la fois élève de Rimsky-Korsakov et compagnon de Debussy, héraut d’une modernité intransigeante quant aux legs du passé et embrassant pleinement les lendemains qui déchantent. Les conversations avec Robert Craft ont eu lieu en 1957, et c’est un Stravinsky en train d’achever son étonnante et presque anachronique période sérielle qui tente de saisir le fantôme des histoires non échues, à l’heure où il a déjoué tous les assujettissements historiques qu’on a tenté de lui imposer, pour tenter le pari de s’affranchir de son époque. Qu’est-ce qu’une musique de son époque ? Et l’époque est-elle plus à la musique ou aux musiciens qui la jouent ?
Peut-être que la musique, telle que Stravinsky la pense en plus de la composer et de l’interpréter, se joue dans cet interstice ouvert par l’évidence d’un langage qui pardonnerait à cette même évidence sa brutalité. Lorsqu’il évoque les critiques musicaux, Stravinsky oppose la politique musicale à la musique : « Je me méfie davantage du pouvoir des flatteurs que de celui des sceptiques ; de ces critiques qui font l’apologie de principes qu’ils ne peuvent comprendre ni avec leurs oreilles, ni avec leur intellect. C’est de la politique musicale, et non de la musique. Les critiques, tout comme les compositeurs, doivent comprendre ce qu’ils aiment. Le reste n’est que pose et propagande ». La politique ou la musique, dit Stravinsky. Non pas dans un apolitisme revendiqué mais dans une anti-politique qui ouvre la possibilité d’arpenter des mondes musicaux dépouillés de tout sujet musical, obstacle au déploiement des forces dont disposent les sons. Deleuze parlait de « rendre audibles des forces qui ne sont pas audibles en elles-mêmes ». Il n’y a pas d’oreille absolue, seulement des impossibilités à conjurer. Et Stravinsky dénonce aussi ce qui ne peut être pour faire advenir les forces nouvelles : pas de génie, ni de chef-d’œuvre, ni de primat de l’esthétisme.
Ces Conversations avec Stravinsky restituent ainsi une pensée dont le caractère réactionnaire n’est pas aussi apparent que ce qu’on put en dire – d’autant que l’accusation a pu rendre moins visibles certaines intuitions remarquables. Le plus grand regret à la lecture de ce livre richement illustré (photographies et tableaux abondent en heureuses correspondances avec les mots) est surtout le manque de contextualisation d’un texte qu’on peut difficilement séparer de ses compagnons : Craft a composé en tout cinq livres avec et sur Stravinsky, et ces conversations ne peuvent être isolées du reste du corpus, dont on ne peut que souhaiter qu’il devienne dans son ensemble plus accessible en français – nécessité affirmée avec éclat par cette retraduction qui rend à nouveau disponible cette parole musicale importante.