Le vif avenir

Hypermondes

Premier roman d’Alain Damasio depuis La horde du contrevent il y a quinze ans, Les furtifs est un événement éditorial. Par l’attente qu’il suscite, mais surtout parce qu’il invente une forme de science-fiction contemporaine. Souple, ouverte, en prise directe avec les grandes questions sociales et politiques actuelles. Et aussi parce que la diversité de ses thèmes, sa créativité, la puissance et la finesse de son intrigue comme de ses personnages, en font un formidable roman. Un grand livre tout simplement. Premier épisode d’une nouvelle chronique consacrée à la science-fiction, au fantastique et aux mondes futurs.


Alain Damasio, Les furtifs. La Volte, 704 p., 25 €


2041 : l’État, en faillite, a vendu ses villes les plus attractives à des multinationales. Nestlé a fait de Lyon NestLyon, Paris est devenu Paris-LVMH, et Orange, la ville où débute l’histoire, s’appelle toujours Orange… parce que l’opérateur téléphonique l’a rachetée. Dans ces « villes libérées », l’impôt, « optionnel », permet d’acquérir des niveaux de citoyenneté : standard, premium ou privilège. Certaines avenues, certains parcs sont réservés aux citoyens privilège. La consommation et la publicité sont partout ; les individus, connectés, « bagués » comme des pigeons et traçables en permanence. Ceux qui sortent des rails voient leur note personnelle dégradée, ou un drone les taser. Les milices privées pourchassent l’enseignement gratuit des « proferrants », au motif qu’il viole le droit commercial. L’État, essentiellement réduit à son appareil répressif, n’hésite pas à leur prêter main-forte. « Qui ne paie ne peut exiger la paix », résume un cadre municipal/d’entreprise. Insidieusement, le contrôle a envahi chaque domaine du quotidien, poussant à l’aliénation conformiste. On l’aura compris, Les furtifs d’Alain Damasio est une dystopie. Glaçante parce que proche dans l’espace et dans le temps, et convaincante si l’on considère les tendances et évolutions actuelles. Cependant, dans cette société engoncée dans la sécurité et le confort, où, pour remplacer le réel, on vend une « réalité ultime », dont l’illusion n’existe que par soi et pour soi, de l’incertain, de l’inconnu surgissent les furtifs.

Le sense of wonder propre à la science-fiction – l’effort d’imagination, l’exploit inventif de l’auteur, qui arrache les toiles peintes qu’on avait fini par confondre avec la vérité pour révéler un horizon neuf –, ici cette merveille est discrète, modeste, et pourtant fabuleuse. Les furtifs ont toujours été là, à côté de nous, dans les recoins où l’on n’a jamais jeté que des regards distraits. D’une impensable agilité, capables de devenir leur environnement, ils sont déjà ailleurs, autres. Pour les humains, ils n’existent – un peu – que par des sons, un déplacement de l’air, le sentiment d’une présence.

Alain Damasio propose, comme Rosny Aîné (« La jeune vampire ») ou Peter Watts (Vision aveugle) pour les vampires, une explication particulièrement élégante et rationnelle de la croyance aux fantômes, en même temps qu’aux changelins. À l’instar d’Alan Moore dans Jérusalem, il réinvestit de manière originale le surnaturel le plus quotidien pour ausculter notre société. Mais pas seulement.

Une nuit, Tishka, quatre ans, fille de Lorca et Sahar Varèse, a disparu de sa chambre sans laisser aucune trace. À partir de quelques mots qu’elle lui a dits, Lorca est convaincu de l’existence des furtifs. Pour les et la trouver, il intègre une unité secrète de l’armée qui traque ces créatures fugaces. Avec Lorca et les quelques personnages forts l’entourant, on découvre peu à peu ce que sont les furtifs : des êtres en métamorphose permanente, capables de mutations, d’une extraordinaire vivacité, joueurs, curieux, toujours en éveil, que seule la mort fige. Des formes de vie complexes et poétiques. On voit bien comment ils se rattachent à la thématique précédente : le capitalisme marchand et le gouvernement qui lui est soumis voient en eux une menace, et en même temps l’occasion de profiter du « couple peur/réassurance qui a si bien marché avec le terrorisme ».

Pourtant, les furtifs, comme motifs et comme personnages, dépassent largement l’allégorie. Ils changent la vision du monde des protagonistes, les transforment en profondeur. Les militaires chasseurs de furtifs, Hernán Agüero, Saskia Larsen, le général Arshavin, finissent par adopter des idéaux libertaires. Mais, au-delà de cela, le son étant primordial, essentiel, pour les furtifs, ils vont affecter le récit, à travers sa langue.

Comme dans La horde du contrevent, chaque personnage important a des signes de reconnaissance typographiques qui permettent de le repérer quand il prend en charge la narration. Une sorte de signature visuelle, de matérialisation spatiale de sa voix. Par exemple, Lorca se repère ainsi : « •• Je • débruite le segment comme je peux… » Or, les furtifs aussi matérialisent leur identité sonique par des signes, des « céliglyphes ». Et comme ils influencent les humains qui ont été en contact avec eux, leur langage se modifie : en situation de stress, des points, des accents contaminent les lignes de texte de certains personnages. Ou ils mélangent des syllabes, créant de nouveaux mots. C’est particulièrement frappant et réussi dans les paroles d’un enfant, qui prennent une grande force poétique : « – Ouï ! D’oùcedonc j’ai griffé… Schriik-schriik ! Rond&rond. J’avais juste la musique, toujourse. Et changer, chanter, changeler, encore, encore et re- et re- et re-… La mulsique ! »

Dans la science-fiction contemporaine, la compréhension et l’appréhension du non-humain, de l’autre ultime, passe souvent par la linguistique (Peter Watts, Vision aveugle ; Ted Chiang, « L’histoire de ta vie »). Ici, le langage est représenté comme un système particulièrement souple, non fixé, dont on doit accepter les modifications, les doubles sens, les ambiguïtés. À de multiples reprises, la rencontre possible avec les furtifs est subordonnée à l’ouverture, à la disponibilité, à la liberté. Comme cela passe par l’air, le son, langage ou simple modulation, « tout est question de swing, de balancé, de pause soudaine, de tempo ». On retrouve là un thème cher à Alain Damasio puisque, dans La horde du contrevent, on avait déjà un personnage formé de « vif », d’air en mouvement et de mots.

La pratique furtive du langage touche la forme même du roman, agile, changeante, traversée de jeux de mots, de scansions allitératives rappelant le slam. Le récit est tissé de discussions et de monologues intérieurs, qui dans une scène d’amour se mêlent, de communiqués de radio ou de télé, de rapports issus de la surveillance de la proferrante Sahar, de noms de voies aériennes inventées lors de l’occupation de la tour Brightlife, échos des slogans de Mai 68 : « L’R DE RIEN ET L’O DE LÀ ‧ PRIS DANS UN VIOLENT COURANT D’ART ‧ TON VIDE N’A PAS PRIS UNE RIDE… »

Sur les espaces libres de Porquerolles, avant l’assaut par les forces de l’ordre, les militants de la reconquête de l’île privatisée tracent des « mantracts » : « S’EST ÉTENDU L’HIVER OÙ LES HOMMES À SEMELLES DE VENTE/TE MARCHENT SUR LA GUEULE POUR Y IMPRIMER LEURS MARQUES./TOI, TU AS LE VISAGE DU PRINTEMPS QUI S’IGNORE ET QUI VIENT,/QUI LÈVE DANS TES YEUX. TOI, TU ÉTAIS DÉJÀ DEBOUT./CE MANTRACT EST POUR TOI, POUR NOUS. QUI SOMMES LÉGION./ET QUI AVANÇONS AVEC CETTE PORTE OUVERTE ENTRE NOS DEUX ÉPAULES,/QUI BAT, ET NOS ALLURES D’APPEL D’AIR ». La musique et les chants s’élèvent, jusqu’à ce paroxysme, à Marseille, où ils valent bien les trompettes de Jéricho.

Dystopie, Les furtifs d’Alain Damasio est aussi une utopie : des ZAG (Zone Auto-Gouvernée) ou, plus tard dans le roman, ZOÙAVE (Zone Où Apprivoiser le Vivant Ensemble) se créent là où les exclus de la prospérité commerciale, les migrants, les refuzniks de l’hypertraçabilité et de ce « monde mort qui est le nôtre, où le moindre événement ‟violent”, c’est-à-dire vivant, vient affoler la litanie sécurituelle de la confor(t)matrice », inventent de nouvelles manières de vivre. Alain Damasio prête une grande attention à ces mouvements alternatifs à la société du commerce, les décrivant en détails, en particulier l’un d’eux installé sur une île du Rhône dont l’organisation s’inspire de celle des villages balinais. Par la place qu’il leur accorde, Les furtifs souligne l’importance de mouvements souvent caricaturés et vilipendés par les médias, et mal compris par une partie de l’opinion publique, y compris éduquée, dont le goût pour le confort ne saurait justifier la paresse intellectuelle.

Deux actions d’occupation donnent lieu à des batailles qui n’ont rien à envier à celles de Star Wars ou du Seigneur des Anneaux. Les poursuites par le RAID ou les « chasseurs populaires » pour capturer Lorca et les siens valent également celles des meilleurs thrillers. L’épique est appliqué au quotidien pour montrer la vitalité, la force, l’engagement qu’exigent des actes tout sauf évidents. Les militants de « la Céleste », de « la Traverse », de « l’Inter », imaginent de nouvelles manières d’habiter la ville, huttes précaires dans les interstices urbains, « toits ouverts » ou cabanes suspendues, et affrontent les gaz incapacitants et les hélicoptères avec des parapentes et des tyroliennes. Comme un horizon furtif, alliant mouvement, imagination et poésie.

Habitant au plus large la forme romanesque, mêlant l’intime et le politique, résonnant avec l’actualité – la police tire des « balles brise-pupilles » –, éminemment engagé, Les furtifs d’Alain Damasio est une fiction aussi dramatique et pathétique, au meilleur sens de ces termes, que souple, fluide, inventive et joueuse. Un roman exubérant en même temps qu’un art poétique et de vivre : « N’est profondément vif et changeant chez l’humain que notre réseau nerveux et neuronal, et ce qu’il produit : la langue oui, mais aussi l’imaginaire, la spéculation, la créativité… »

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