« À quel moment être une femme est-il devenu une spécialisation nécessitant sa propre presse ? » Dans Corset de papier, Lucie Barette propose en réponse à cette brûlante question une analyse critique et généalogique de la presse féminine du XIXe siècle à nos jours.
Lucie Barette, Corset de papier. Divergences, 136 p., 15 €
Cosmo, Biba, Causette ou Femme Actuelle se logent dans nos maisons de la presse, nos salles d’attente ou nos boîtes aux lettres. Femmes aux corps hyper-normés en une, quizz, horoscope, articles beauté et conseils psycho-sexo sont les éléments de la presse féminine. Le magazine féminin est un de nos objets culturels contemporains. La presse féminine est à la fois le reflet de son époque et l’un des moyens de construction d’une norme de la féminité. Pour mettre en lumière les mécanismes socio-culturels de cette norme, Lucie Barette rédige un « livre-rétroviseur » qui analyse l’histoire et le développement de cette presse spécialisée. Luttant contre l’imposition aveugle de cette norme, elle montre la contingence de cette construction qui n’a donc pas toujours existé et peut être modifiée : « Pour révolutionner la presse féminine, il s’agit de la comprendre, d’en saisir les mécanismes, d’en percevoir les racines systémiques ». Analyser la production de nos représentations est un moyen d’ouvrir la possibilité de les critiquer et d’en proposer de nouvelles.
Lucie Barette décrit précisément, travail d’archives à l’appui, les codes qui structurent la presse florissante au XIXe siècle. Entre 1815 et 1848, pas moins de dix-huit lois sont adoptées pour encadrer le contenu de la presse. Elles permettent de pénaliser ceux qui ne respectent pas les codes en vigueur et de limiter la dissidence politique. Napoléon Bonaparte est « un des premiers […] à contrôler et punir sévèrement les feuilles qui ne vont pas dans son sens » puis Louis-Philippe durcit encore davantage les règles. Ce contrôle de la presse passe notamment par la création du cautionnement : chaque périodique doit « verser une caution […] pour garantir le paiement des amendes à verser en cas de débordement des règles de bienséance envers le gouvernement ».
L’auteure apporte des éclairages sur la difficulté pour les femmes à se saisir de la chose politique. Si la liberté d’expression est muselée à cette époque pour les journaux, elle est tout simplement interdite pour la presse féminine, qui doit rester apolitique. D’autant plus que tout est fait pour que les femmes soient évincées des décisions politiques. Les journaux pour femmes – elles qui, après la Révolution française, n’ont toujours pas le droit de vote – sont cantonnés aux sujets qui concernent le domaine privé : administration du foyer et de la famille. Une journaliste de l’époque taclera les républicains pour avoir oublié la moitié de l’humanité dans leurs revendications à l’universel.
Ces journaux, composés de flâneries fictives, de publicités et d’articles beauté composent les contours de la « femme idéale ». Elle doit être une bonne mère, une bonne épouse et une bonne ménagère. Mais la « femme idéale » doit aussi avoir un « corps idéal » : un corps blanc, maigre et jeune. La revue L’Art d’être jolie présente un aperçu de cette presse entre injonctions autoritaires et conseils moralisants.
Avec agilité, Lucie Barette expose la façon insidieuse dont la presse féminine joue du mécanisme psychologique d’identification des lectrices à cette femme idéale et inexistante. Elle est un mirage du patriarcat. Elle est une création fantasmatique tout simplement impossible à atteindre. D’autant plus impossible qu’il faudrait « maintenir l’illusion d’une beauté naturelle construite de bout en bout ». La tragédie est qu’en érigeant ce corps idéal comme le seul beau, tous les autres sont disqualifiés, vus comme laids, incomplets, critiquables. Les corps non blancs, non maigres, non bourgeois sont d’autant plus stigmatisés qu’ils s’écartent de la norme.
Cependant, au cours de son enquête sur les magazines du XIXe siècle, Lucie Barette perçoit une brèche. Certaines femmes s’emparent de ces médias pour en faire autre chose que la revendication d’une essence féminine résumée au mariage et à la maternité. Eugénie Niboyer, journaliste et féministe, est une figure phare du journalisme de cette époque. Elle a créé plusieurs revues comme La Voix des femmes dans laquelle celles-ci revendiquent l’obtention de droits civiques comme le droit de vote. Ainsi, l’auteure montre que cette presse, plus généralement outil d’aliénation, peut aussi être un espace d’information, d’éducation et même d’émancipation politique.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Le modèle de la « femme idéale » s’est transformé mais l’injonction à s’y conformer persiste. En plus d’être une femme dévouée et une bonne épouse, la femme idéale doit aussi être une amante en or, une amie fidèle et une femme active. Les coordonnées changent, la « femme idéale » demeure.
Lucie Barette ne prétend pas à la déconstruction de l’édifice normatif d’un coup de baguette magique, elle reconnait la difficulté de l’exercice : « Pourtant, je suis censée être armée pour réussir à me détacher de ces modèles. Mais parfois, on constate toutes que ça fonctionne moins, il y a une petite voix qui vient s’inquiéter d’être différente de ce corps idéalisé ». Le risque est qu’à la première difficulté rencontrée pour essayer de vivre autrement nous retombions dans une culpabilité à laquelle nous cherchions justement à échapper.
Faisons donc un sort à cette femme idéale et triste qui contamine l’inconscient collectif ! Emparons-nous de la presse féminine comme d’une « fenêtre ouverte pour les lectrices et les rédactrices », ainsi que nous y engage l’auteure dans son dernier chapitre, et faisons-en un espace de rencontre, de pensée et de joie.