Un cold case (« cas froid ») qualifie pour la police l’affaire criminelle non élucidée, mais classée sans suite car insoluble, malgré les enquêtes. Le dossier des « tueurs fous du Brabant » est exemplaire du genre. Entre août 1982 (à Maubeuge, en France) et novembre 1985 (à Alost, en Belgique), vingt-huit hommes, femmes et enfants sont abattus en deux vagues consécutives, sans mobiles avérés ni revendications, à l’occasion de braquages sanglants. Gros plan sur les enjeux judiciaires et politiques de l’un des plus ténébreux cold cases du XXe siècle.
Wavre, Beersel, Mons, Genval, Uccle, Hal, Tamise, Nivelles, Ohain, Anderlues, Braine l’Alleud, Overijse, Alost : tout autour de Bruxelles, quinze localités endurent les assauts de tueurs aguerris qui pilotent de grosses cylindrées et cachent leurs visages sous des masques grotesques. D’un braquage d’armurerie à ceux d’un supermarché ou d’une auberge, la horde sauvage suit le même mode opératoire. La tuerie du 9 novembre 1985 à Alost (Brabant flamand, entre Gand et Bruxelles) résume les faits.
À la veille du dimanche de la Saint-Martin (équivalent de la Saint-Nicolas en France), sur le parking du supermarché Delhaize, des chalands s’activent. À 19 h 30, la patrouille policière de service plie bagage. Trois hommes – cagoules, perruques – sortent d’une Golf GTI grise. Riot-gun en main, grenades à la ceinture, en pardessus sombre, écharpe sur le visage, un individu domine le trio. Sa stature l’a signalé, lors d’autres braquages, comme un tueur résolu. Sans prévenir, il décharge le riot-gun sur la « jeune Rebecca » qui hurle « Niet schieten, dat is mijn papa ! » (« Ne tirez pas, c’est mon papa ! »). Les plombs percent sa gorge et tuent son père qu’elle protège bravement. Avant d’être abattue, la mère implore son fils David (huit ans) de fuir. Sous une nuée de plomb, il file se cacher dans le supermarché. Sur le parking, ses parents sont achevés au pistolet calibre 9 mm. Un malfrat abat un père de famille (trente-cinq ans) et sa fillette (neuf ans) dans leur voiture. D’autres personnes essuient des coups de feu.
En position « échelonnée », l’un couvrant l’autre, les tueurs du crépuscule investissent le magasin. À l’intérieur, terreur ! Armes en main, ils hurlent en français, en néerlandais et en un sabir proche d’un « dialecte gitan ». Tabassage des clients, tentative de forcer le coffre-fort central, pillage des tiroirs caisses, razzia de cigarettes et d’alcool. Si l’opération bat son plein, le « géant » tire sur le petit David qui scrute la scène avec un camarade. Grièvement blessé à la hanche, frappé par le « regard bleu » du malfrat, il publiera en 2011 avec Annemie Bulté le témoignage Ne tirez pas, c’est mon papa ! (Jourdan Editions), qui inspire en 2018 le cinéaste Stijn Coninx (Ne tirez pas !).
Un tueur abat encore la femme prostrée sur le seuil de la porte automatique. Par « échelon », le trio se replie posément avec un butin dérisoire. Ultime bravade : le gang fonce sur une voiture légère de la police municipale qui bloque l’issue du parking. Confusion, coups de feu… un agent aurait touché le « géant », peut-être mortellement, mais la nuit avale la puissante Golf GTI. Si ce carnage (huit morts) restera impuni comme la quinzaine d’autres, il est l’adieu aux armes du gang dont nul n’entendra plus parler.
Jusqu’en 2024, la horde sauvage du Brabant intéresse les journalistes, les chercheurs (des milliers d’articles, six reportages de télévision, trente ouvrages francophones) et les cinéastes. Après les films Tueurs (2017, François Toulkens, Jean-François Hensgens) et Ne tirez pas !, le thriller TV 1985 (huit épisodes, 2023) de Willem Wallyn contextualise ce terrorisme de droit commun dans le moment chaud des « années de plomb » (1968-1989). Un forum dédié au cas pointe la prescription légale prévue le 10 novembre 2025. Dans l’imbroglio juridictionnel belge qu’attise à cette époque l’antagonisme police/gendarmerie, les abyssales investigations criminelles ont échoué. Or, l’opinion publique exige l’« imprescriptibilité » des crimes que prône Christophe D’Haese, bourgmestre centre-droit d’Alost, lieu de la tuerie du 9 novembre 1985. S’y dresse le mémorial octogonal du sculpteur Bas Smets, auteur de celui voué aux victimes des attentats de Maelbeek et de Zaventem en 2016.
Dans Les tueurs fous du Brabant, le criminologue bruxellois Michel Leurquin actualise en quatre chapitres son Histoire vraie des tueurs fous du Brabant (2012). Entre faits et hypothèses sur les « pistes » liées aux mobiles, aux circonstances, aux malfaiteurs et aux commanditaires, Leurquin récapitule un fiasco judiciaire : une dizaine de juges d’instruction, des centaines d’enquêteurs, plusieurs cellules d’enquête, deux commissions d’enquête parlementaires, ont tenté d’élucider cette affaire. En pure perte. Résoudre l’affaire des tueurs du Brabant semble aussi difficile et périlleux que de résoudre la quadrature du cercle. Beaucoup s’y sont essayés. Tous se sont cassé les dents. Quelques-uns ont beaucoup souffert. D’autres ne s’en sont jamais remis. D’autres encore en sont morts.
Malheureusement dépourvu d’un index onomastique répertoriant les centaines d’individus cités au cœur et en marge de l’affaire, ce livre courageux réclame la justice due aux victimes et à leurs familles. Y revient la postface de Patricia Finné dont le père, banquier, est tué le 27 septembre 1985 (braquage d’Overijse). L’enquête de Leurquin est un brûlot politique : « [L’affaire] restera un des clous du cercueil de l’État belge moribond et en liquéfaction, rongé par l’incompétence de ses représentants politiques, sa particratie et sa lasagne institutionnelle avec laquelle il n’y a jamais de responsables. Le manque criant et structurel de moyens alloués à la police et à la Justice peut également être rajouté à cette liste noire. Requiem pour un Royaume ».
Sans motifs évidents, barbarie et butin dérisoire, le cold case des tueurs fous du Brabant alimente les spéculations. Gang d’un psychopathe, banditisme, racket mafieux contre le groupe Delhaize (enseigne des supermarchés visés), règlements de comptes entre hypermarchés, practical shooting (amateurs de tirs sur cible qui s’aguerrissent sur des humains), suites d’autres affaires, dont des « ballets roses » : tout se brouille autour du gang. Même la piste de la « stratégie de la tension ».
La violence du gang serait imputable au complot pour un régime autoritaire que cimentent les pleins pouvoirs de la gendarmerie et de la police en connivence, via les services secrets, avec le Gladio (officine occulte de l’OTAN) et la CIA. Visible au fil de l’instruction judiciaire, cette nébuleuse unirait des militants d’extrême droite et néonazis, des gendarmes égarés, des barbouzes, amis des voyous. Hypothèse : « les tueries du Brabant furent l’œuvre de nervis d’extrême droite cherchant à déstabiliser l’État et placer un nouveau pouvoir fort en lieu et place d’un gouvernement démocratiquement élu ».
Entre l’écho des projets de coup d’État en Belgique vers 1970 et la tension politique des années 1980, cette thèse reste forte, vu le mode opératoire militaire des tueurs, bien au fait des dispositifs policiers qu’ils déjouent. La horde sauvage du Brabant a menacé la démocratie belge et l’État de droit. Or, l’espoir de justice persiste dans la « cellule Brabant Wallon » de la juge Martine Michel. Avec le dossier en friches des 1,2 million de pièces judiciaires, la CBW s’active avant la prescription légale de novembre 2025 qui certifiera l’impunité des tueurs fous… peut-être déjà morts avec leur secret.