Un bivouac d’esprits

Ce lien extraordinaire de trois êtres qui sont comme cherchés par ce qu’eux-mêmes cherchent et nous entraînent dans leur aventure : nous pouvons alors tenir avec eux ce que nous-mêmes cherchons. Ce n’est pas seulement dans un livre qu’Olivier Salazar-Ferrer introduit si bien le lecteur de La vérité que nous sommes, mais au sein d’un « bivouac d’esprits sur un versant d’abîme » (Victor Hugo).


Rachel Bespaloff, La vérité que nous sommes. Lettres de Rachel Bespaloff à Léon Chestov et Benjamin Fondane. Édition établie et annotée par Olivier Salazar-Ferrer. Non Lieu, 128 p., 14 €


Et ici quels esprits et dans quel siècle d’abîme : Rachel Bespaloff (1895-1949), Léon Chestov (1866-1938) et Benjamin Fondane (1898-1944). Une Juive ukrainienne et un Juif russe d’Ukraine (Kiev) qui ont fui la révolution, un Juif roumain qui émigre en France après la Grande Guerre. Tous trois de bonne race juive et prophétique comme l’entendait Péguy qui, à propos du mot race, « restaure dans sa signification vraie – à la fois contre ceux qui la méconnaissent et contre ceux qui la dénaturent – l’appartenance de l’individu à la communauté (1) ». À quelques mois près, Fondane (« un jour de printemps 1924 » (2)) puis Bespaloff (en 1925) sont présentés à Léon Chestov. Une même recherche va les réunir tous les trois. Rachel Bespaloff ne se prive pas de manifester de fortes réticences. Le trio n’en est que plus vivant. Du reste, un vrai disciple ne travaille pas pour son maître mais pour lui-même.

La vérité que nous sommes : Bespaloff, Chestov, Fondane et la vérité

Léon Chestov (1936) © Coll. R. Fotiade

Aux yeux de tous les trois, l’art ni l’homme ne peuvent se satisfaire de la seule Histoire. Si la littérature est bien un fait social et si, indéniablement, elle a une fonction sociale, l’homme qui écrit est d’abord celui qui vit, et la vie créatrice déborde aussi bien le social que l’Histoire. Son rôle premier est de restituer la vie, comme la fontaine le fait de l’eau dont le temps peut parfois marquer le goût, mais dont la nature reste étrangère à l’accident qu’elle porte.

Le lien de la vie, de la liberté et de l’éternité, pour Chestov, Fondane et Bespaloff, jamais ne pourra être rompu. Chaque moment y veille. Comme chaque sujet qui porte et nourrit le moment même. Chaque objet d’art s’en tient aussi garant. Vivre est pour eux surmonter. Cela demande exigence et irrévérence.

Par son irrévérence comme par son exigence, Rachel Bespaloff est bien la fille spirituelle de Chestov et la sœur de Fondane. Elle décèle et traque les impostures. Ses admirations mêmes se veulent sans concession : elle les gifle et les secoue pour mieux faire circuler leur sang et saisir peut-être l’écho du sien. Elle-même et elle seule veut se rendre sur les lieux de son être.

Elle sait (et le partage bien sûr avec Chestov et Fondane, mais aussi avec Albert Camus à qui elle s’intéresse et consacre une étude parue dans la revue Esprit en janvier 1950) que nous sommes dans un monde de condamnés à mort qui gardons la possibilité, à tout instant, fût-ce l’ultime, de sortir vers la vie. De ne pas l’oublier.

Il n’y a pas d’autre porte à ouvrir que celle de chacune de nos heures, la dernière comprise. Il faut seulement ne pas se dérober à soi-même et chercher le geste à accomplir. Surtout l’accomplir. Et la révolte et la colère sont de sûrs chemins d’accomplissement. « On peut bien crier, au besoin, que rien ne va dans le monde, peut-on crier que rien ne va dans son propre corps ? » C’est Chestov qui parle ici, au témoignage de Benjamin Fondane. Ce cri du corps pourrait être aussi bien celui de Kierkegaard ou même de Nietzsche, sûrement pas de Heidegger.

Rachel Bespaloff est du côté de la révolte la plus résolue et la plus profonde (corps et âme), ce qui veut dire avant tout qu’elle fuit les éteignoirs de l’agitation extérieure. Elle paraît confondre consentir à la mort et la devancer. Mais là aussi un secret lui appartient qui la grandit. Elle n’aura, par la seule vertu de son exigence, jamais rien trahi. De même que la nuit envahissante ne trahit pas la clarté du jour qui s’est retiré mais qui demeure toujours vécu, précieusement recelé.

Rachel Bespaloff aura eu le temps de voir Heidegger finir par oublier (sinon renier) la simple et utile raison que Chestov a voulu et su conserver en place à coups de discipline : il s’agissait moins pour Chestov de s’élever contre la raison que de lui assigner sa place pour bien vieillir, tel un vin de champagne dont il convient de remuer de temps à autre les bouteilles dans les profondeurs des caves de la montagne de Reims, jusqu’à ce qu’il se fasse et donne bon vin pétillant et clarifié.

Chestov n’est nullement déraisonnable, mais chef de cave sourcilleux. Avec Fondane et Bespaloff (sans oublier ici Dostoïevski), il interpelle l’homme du souterrain. Olivier Salazar-Ferrer, infatigablement, depuis des années, s’en fait l’écho. Rappelons aussi : Ramona Fotiade.

La vérité que nous sommes : Bespaloff, Chestov, Fondane et la vérité

Benjamin Fondane © Coll. M. Carassou

Il y a cette étrange joie à lire un tel petit livre, comme d’être auprès d’un feu bienfaisant et vivant, à certains égards si parent d’une source, dans un monde accablé de chaleurs aveuglantes et nocives. Lire Bespaloff, Fondane et Chestov, c’est se laver les yeux, car tous trois offrent une eau fidèle de raison et de justice. Ils nous dégagent du plomb de l’Histoire et redonnent vie au jardin de la lecture. Aujourd’hui, on peut tenter de marcher à leur souffle et à leur lumière : on n’y broie pas le visage de l’homme. Étrangement, les pas mêmes deviennent plus sûrs, appuyés où il faut. Impossible de soupçonner quelque ruse ou tricherie. C’est, par un matin crépusculaire, le jeu de l’homme devant lui-même et avec le monde.

Chestov sait pourtant être bruyant et il détruit : il manie l’angoisse comme une pioche. Heidegger, au même moment, paraît construire sous les feux des torches et des autodafés nazis qui ne le gênent aucunement : l’aideraient-ils plutôt à signer en connaissance de cause et à produire sa carte d’adhérent ?

L’angoisse de Chestov dynamite les murs de la caverne et libère des appels d’air. Heidegger apporte imprudemment sa pierre au IIIe Reich. La « culpabilité originelle de l’existence » ne l’aide guère à discerner les conditions de cette dernière dans la nouvelle cité temporelle qu’il salue. Oui, Heidegger pense si bien la finitude qu’il ne réfléchit pas à ce que, sous certains rapports, cette pensée qui l’éloigne d’une vie visible et tangible peut conduire à laisser faire et à détruire. Non, il ne dépossède pas la raison : il lui accorde le déraisonnable. Il lui ajoute même le pire. On se souvient alors de Heine : « Hélas ! Hélas ! /La philosophie est une mauvaise profession ! ». Chestov a toujours eu la sagesse d’avoir la philosophie à l’œil et d’assigner la raison à résidence.

Au cœur de Birkenau s’avance Benjamin Fondane, l’homme et sa poésie de lumineuse connaissance, tandis qu’à l’extérieur Heidegger élude tout près des murs du crématoire. Il voue toute la beauté de l’art et de la pensée aux forces mauvaises. Il se place dans l’abandonnement de tout risque.

Avec « l’absolutisme de la raison » (selon le mot de Rachel Bespaloff) et d’abord de ses propres raisons, la politique peut devenir le naufrage d’une pensée, et la lumière de celle-ci s’enténébrer. Ainsi, contrairement à Chestov, d’autres choisissent de « se laisser encercler par l’événement ». Leur oreille devient dure ou bien lasse. Car l’événement est bruyamment fasciste. Il serait plutôt urgent d’en casser les cliquetis de vaisselles et de vitres, afin de les rejeter à la gueule du Shéol qui les a vomis.

Chestov, lui, le comprend et ajoute à l’exigence, selon sa coutume : sans fin il traque et sans se gêner, tout près même de ceux qui installent leur literie intellectuelle puis dorment tout leur soûl. Mais s’avisent-ils que leur couverture est trop étroite pour les couvrir, et qu’affamés ils ne mangent qu’en rêve ?

« Je ne sais si la vérité se trouve où la cherchait Chestov mais lui-même, je n’en ai jamais douté, était le lieu d’une vérité qui dépasse notre jugement » (Rachel Bespaloff, 7 janvier 1939, lettre à Fondane). Admirable parole ! Rachel Bespaloff n’abdique rien devant Chestov et se rend toute ! Nous tenons ici la clef et ne la lâcherons pas : un jugement ne sera jamais la clef, mais un tâtonnement de plus pour l’introduire. Car elle est dans toutes les mains et l’infime chant de sa sensation ne demande qu’à guider. Elle est d’acier ténu mais d’acier. De chant luisant.

Pour autant, Rachel Bespaloff ne veut pas en démordre et elle garde raison : « Mais la vérité que Chestov a entendue ne m’est pas communiquée : elle demeure la vérité dont parle Chestov. Je ne puis l’incorporer à la substance de mon être. » On le voit bien, quelque chose la remue, la bouscule. Elle écrit et s’arc-boute. Répétons : elle a raison. Elle ne veut pas croire sur parole et garde son questionnement. Seulement la raison a bougé. « Cela » aussi a bougé. « Il s’agit de se sauver ou de tout perdre. » Il s’agit que « l’esprit renonce au privilège de l’immunité (1) ».

La vérité que nous sommes : Bespaloff, Chestov, Fondane et la vérité

Rachel Bespaloff © Coll. particulière

Si « l’esprit meurt de se refuser à la mort » (Rachel Bespaloff), des penseurs sont bien morts de se refuser à l’esprit. Au risque intellectuel, ils ont préféré la tranquillité sociale et politique. Au dévêtu (« qui fait proprement la condition de l’homme », écrit Rachel Bespaloff), le vêtement le pire : l’uniforme. Le critérium d’une pensée est son incarnation. Face à de tels penseurs, «  il y a dans les prophéties un appel qui garde sa signification et son urgence (1) ». Face à « l’invasion de la vie intérieure, infiniment plus dangereuse pour un peuple qu’une invasion, qu’une occupation territoriale. Il s’agit de se sauver ou de tout perdre ».

Chestov, Fondane, Bespaloff n’ont pas vaincu : la victoire s’est rendue à eux. Et le sage, choisissant « l’heure culminante de l’authenticité » (Rachel B.), est bien entré en toute conscience, au cœur du printemps 1944, « dans les wagons à bestiaux, à destination des usines à meurtre ». Contre toute attente, le bourgeon n’y devient pas poussière qui s’efface, et les ombres qui se multiplient ne s’enténèbrent pas : leur forêt palpite toujours dans nos consciences, tandis que dans son impensable à côté de tout, égaré du temps et du lieu, un autre en short tyrolien, un constructeur ignorant le plan qu’il exécute, trop occupé à penser ou bien rêver son domaine, mais laissons… Et il y aura toujours cette présence/absence qui règne. Alors que pouvons-nous faire de nos champs, de nos vignes et de nos ruines, sinon continuer à les épierrer ? En priant Dieu avec Péguy qu’il nous sauve une bonne fois de ceux qui savent.

Pour sa part, Rachel Bespaloff s’en est détournée le 6 avril 1949, à son domicile américain, sa seule force ayant été de rompre le joug qui lui pesait, afin de reconnaître « le Dieu de la toute impuissance ». Elle a su frapper à cette porte si chère à Chestov : « celle qui n’existe pas ». « Tragédie et malheur » resteraient-ils à eux seuls « la condition de la recherche de vérité » ? Rachel Bespaloff n’est pas morte : sa lecture est une source inépuisable de vie. Et comme chez Chestov et Fondane (ajoutons encore Péguy), on y décèle l’incroyable « toute-puissance des impossibilités » qui se satisfont de nous contraindre, à défaut de nous persuader.

Sacrifier différences et différends, mais sur quel autel, pour quelle nécessité et dans quel but ? « Renverser le mur, surmonter l’impossible » (Chestov), tâche elle-même renversante et impossible. Et l’ennemi à détruire n’est pas tout à fait un autre, mais Chestov, qui est de la race des prophètes, veille au droit pour mesure et à la justice comme niveau. Chestov, Fondane, Bespaloff : le pays de leurs ombres enfante et nourrit toujours.

Peu avant de mourir (le 20 novembre 1938), Chestov avait souligné le passage d’une étude en allemand, retrouvée près de son corps : « Ce n’est pas une pénible ascèse qui marque celui qui a connaissance de Brahma, mais la conscience joyeusement confiante de l’unité avec Dieu. » Devant une telle porte grande ouverte, l’évidence veut qu’on proteste, et il le faut, car elle garde raison : c’est son rôle. Et bien sûr, il n’y a pas de porte. La lutte pour le possible n’en trouve pas moins là son commencement. Ainsi « dans la terre promise n’arrive que celui qui ne sait pas où il va (3) ».


  1. Rachel Bespaloff, « L’humanisme de Péguy », in L’Amitié Charles Péguy, n° 96, octobre-décembre 2001. Il serait temps qu’un éditeur réunisse en un volume l’ensemble des écrits et des lettres (déjà publiés ou non) de Rachel Bespaloff. On pourrait le dire aussi des manuscrits de Chestov qui attendent à la bibliothèque de la Sorbonne, comme une arche de Noé toujours flottante mais fermée, où la colombe chestovienne bien sûr s’impatiente. Comment ne pas partager ici cette impatience ?
  2. Benjamin Fondane, Rencontres avec Léon Chestov, Non Lieu, 2016.
  3. Léon Chestov, Spéculation et Apocalypse. La philosophie religieuse de Vladimir Soloviov.

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