Francis Bacon est parmi les artistes les plus iconiques du XXe siècle. La nourrice de Francis Bacon, roman de Maylis Besserie, et Bacon, éclats d’une vie, roman graphique de Franck Maubert et Stéphane Manel, prennent la vie de l’artiste – génie torturé – et la rendent dans des livres troublants, envoûtants, et clairs-obscurs comme son œuvre.
Quels sont les points communs entre une œuvre de non-fiction graphique et un roman en monologue à la première personne ? Dans le cas de La nourrice de Francis Bacon et Bacon, éclats d’une vie, c’est l’œuvre et la vie de Francis Bacon, certes. Mais, comme pour tout artiste, il s’agit surtout de cerner et d’éclairer l’espace – le gouffre ou la fente imperceptible – entre la personne et l’art, entre l’œuvre et la vie. Les deux ouvrages adoptent des approches très différentes. Maylis Besserie compose un roman, le troisième d’une trilogie qui a repris aussi les vies de Samuel Beckett et de W. B. Yeats – trio de génies nés irlandais, bien que Bacon, comme Beckett, ait passé toute sa vie à vivre ailleurs, à échapper à cette île. Dans ce troisième roman, c’est la voix de Jessie Lightfoot, nourrice de Bacon, qui domine, femme des Cornouailles qui demeurera avec lui à Londres et ailleurs jusqu’à sa mort (à elle), en 1951.
La tragédie traverse le texte de Besserie. Elle organise et nomme les chapitres : mort de deux frères, de deux amants, de Nanny elle-même. La mort du père ne compte pas parmi ces tragédies car c’est bien avec lui que Bacon connaît dès son enfance le spectre de la violence qui hantera ce peintre écorché vif, avec ses visages hurlants. On pourrait dire, en lisant les mots qui percutent le lecteur, que Besserie aime le chaos, les carcasses, le carnage. Mais non, ce serait trop facile. Quelque chose de plus fort opère. Plutôt, à la façon de Shakespeare, le contraste entre la bienveillance de la Nanny et le cauchemar intérieur du peintre fait tout le génie de l’ouvrage. Besserie juxtapose les narrations de Lightfoot à la première personne – drôles, souvent légères – et des chapitres courts dans la voix de Bacon – ou plutôt des flux de mots adressés à un « tu » vague qui semble être Bacon s’adressant à lui-même. Bacon la personne s’adressant à Bacon l’artiste (car chacun de ces chapitres prend le nom d’un tableau). Claustrophobie intense ; isoloir clos de confessions.
Les chapitres de Nanny à la première personne grouillent de récits de faits : les escapades du jeune Bacon à Berlin ; ses excès à Londres ; son grand-père, arrachant les griffes de chats pour les lancer aux chiens le matin lors d’une partie de chasse. Nanny faisant le tri des réponses que Bacon reçoit après avoir mis une annonce de « compagnon de gentleman » dans un journal (en visant pour lui les répondeurs semblant le plus friqués) ; Nanny tricotant sur la plage tandis que Bacon et son amant Eric Hall jouent dans les casinos à Monte-Carlo ; Bacon lisant à Nanny à haute voix des œuvres de la tragédie grecque durant leur exil bucolique à la campagne du Hampshire pendant que les bombardements à Londres soulèvent la poussière que Bacon ne peut supporter avec son asthme. Avec ses douleurs, ses yeux qui lâchent, ses expressions de mon « petit » et de mon « grand », la nourrice joue la note dominante, le jour contre sa nuit, la bienveillance contre son masochisme. Mais Besserie ne lâche jamais le fil de ce dernier : on voit toute la violence de sa propre pensée envers lui-même, toute sa brutalité dans ses peintures.
Une chose qui manque profondément : la reproduction des toiles. Mais, si le lecteur fait l’effort de les rechercher, l’effet est magique. Besserie fait résonner, avec une justesse époustouflante, la surface de chaque toile, mais avec une subjectivité toute particulière. Les descriptions sont lumineuses, délicieuses, affreuses, atroces même : « les enveloppes de viande autour de squelettes qui courent, dansent… » dans ces tableaux dont le décor relève d’une cage ou d’un hippodrome. Ce langage écorché de l’abattoir ! Et s’il y a une violence juste dans le langage, c’est bien elle qui permet une forme de catharsis. Comme, on peut l’imaginer, cela pouvait exister pour Bacon dans l’acte de crever ses toiles – autant de tableaux fendus, perdus dans l’abîme de l’oubli. Le paradoxe règne : comment rendre le visuel en mots ? L’autrice y parvient.
Besserie fait plus qu’elle n’en a l’air : par ce déchiffrage, elle nous instruit dans l’acte et l’art de voir. Mais aussi, nous participons au dialogue entre l’apollinien et le dionysiaque tel que le définit Nietzsche dans La naissance de la tragédie. Entre l’ordre et le chaos, le lecteur se trouve suspendu. Nous voyons l’abîme, mais nous sommes retenus par l’apollinien. C’est bien le rôle de Nanny.
Si le plus important est de voir, alors le roman graphique Bacon, éclats d’une vie s’y prête magistralement. Après Monsieur Proust, paru chez le même éditeur, Stéphane Manel illustre dans un style riche inspiré de Bacon un livre animé du récit de Franck Maubert, journaliste d’art qui a connu le peintre au fil des années. Avec délicatesse, l’écrivain s’attarde sur les personnages et met l’accent sur les influences (Picasso, Velázquez) ainsi que sur les amis peintres londoniens (Lucian Freud, Frank Auerbach, Ron B. Kitaj, Michael Andrews) autant que sur les amants. Tel un ami, il nous amène à une table de jeu dans le East End de Londres, où il perd magnifiquement aux côtés de Bacon. Mais aussi dans son atelier. Les fameux entretiens avec le journaliste David Sylvester y apparaissent, et des paroles de Bacon font les têtes de chapitres. Nous ne sommes pas dans le monde de la fiction : nous entendons sa vraie voix. L’art de Manel fait que le lecteur baigne dans les traits de pinceau de Bacon, un monde aux tonalités baconiennes, univers de vert absinthe, de noir minuit. Un monde qui s’ouvre avec sa silhouette, immobile, en haut d’un escalier. Comme s’il disait : « Venez ! »
Le livre est merveilleusement attirant. Néanmoins, comme le livre de Maylis Besserie, Bacon, éclats d’une vie est à la fois une caresse et un coup de poing. Il y a aussi une nourrice, mais c’est la nurse qui descend l’escalier dans Le cuirassé Potemkine d’Eisenstein. C’est le cri monstrueux, apocalyptique de « la fin d’un monde ». La grande valeur de ces ouvrages est de nous offrir une vision de la souffrance et de la menace inlassablement cauchemardesque transposée en nihilisme mystique, montrant du doigt une vision sublime.
Quelle est cette vision ? S’il s’agit de violence – comment vit-on avec la violence, ces blessures de l’âme ? –, l’art l’invite mais aussi la soulage. Il y a une part d’alchimie. Nous pouvons être témoins à la fois de la beauté et de la détresse, de la souffrance ensanglantée. Le corps de Bacon (eh oui, parlons-nous de son corps ou de son corpus ?) semble toujours prêt à recevoir les blessures. Mais toujours aussi, peut-être, à s’équilibrer, à guérir. Dans le sens de Nietzsche, ce serait – et c’est – un équilibre incandescent, tempétueux mais sublime.