Drôles d’oiseaux

Il y a des revues drôlement faites, drôlement pensées. Elles sont autant objets que revues, à la limite des formes habituelles. Ces drôles d’oiseaux séduisent par des jeux de formats, des pratiques et des choix radicaux. On les pratique, on les regarde, on les fréquente autrement.


Premier drôle d’oiseau : Confiture. Un tout petit format (14,8 cm sur 21) cartonné brillant plié en deux. C’est une sorte de revue infime, plus un volume qu’un objet qui relève du livre. Et sur cette petite surface se déploie un texte unique, une histoire réussie ou une histoire ratée, comme le dit son créateur, le poète Adrien Lafille. C’est que pour lui : « Une histoire fabrique et organise des choses. C’est une petite machine compréhensible. Et plus cette machine est close, plus elle peut affirmer qu’elle est une histoire. Et plus elle est close, plus elle peut s’ouvrir. » On entend ici que cette expérience et ce choix vont un peu plus loin qu’un truc factice ou une coquetterie apprêtée. C’est que ce petit objet condense une fonction de la littérature, cadre en quelque sorte avec l’extrême l’expérience de la littérature. Il y en a pour le moment onze – de Grégory Le Floch à Jennifer Denrow. 

Deuxième drôle d’oiseau : Dernier carré. Ou Bulletin de la société des amis de la fin du monde. Animée par Marlène Soreda et Baudouin de Bodinat, c’est un très joli petit objet que vient agrémenter un tampon qui s’applique sur la couverture, un peu au hasard une citation. Suites poétiques, textes autant fantaisistes qu’inquiets, il se dégage de cette petite entreprise impertinente une fantaisie qui oscille entre sinistre et ironie, comme si la revue, le geste de partager des textes fait tout seul dans son coin, revue d’un duo qui ne s’encombre pas d’acolytes ou d’école, constituait un exercice de liberté tout à fait revigorante. 

Troisième drôle d’oiseau : Vinaigrette. Sandrine Cnudde a inventé une revue concept tout à fait étonnante. Elle demande – un numéro sur deux – à un écrivain d’écrire un texte court et de prendre en regard une photographie ou à un photographe d’écrire un texte court en regard d’une photographie. S’y ajoutent quelques lignes de présentation. Une carte postale de petit format (l’image, donc) se loge dans une feuille pliée avec adresse pour former une enveloppe toute prête à envoyer. Hormis l’habileté formelle et le jeu d’adresse ou de partage qui peut s’effectuer à partir de ce petit objet étonnant, c’est une espèce de questionnement perpétuel sur l’assignation à une pratique qui se joue dans Vinaigrette, une manière de forcer le déplacement, le revers. 

Quatrième drôle d’oiseau : Revue Radical(e). Là aussi, il est question de pliage ! Mais sur un très grand format (un A2) qui comprend plusieurs textes d’autrices qui se déploient de manière originale pour chaque livraison. Chaque grand feuillet est confié à l’une des intervenantes qui y ajoute des dessins, des mots, des collages, en toute liberté. Chaque exemplaire devient donc un espace d’intervention et de création superposée. Ludique et sérieuse à la fois, la revue organise une communauté féminine qui s’approprie de manière large la tradition du tract ou de la revue pliée qu’avait aussi reprise Marteloire. Une revue qui relève autant de la textualité que de la performance, sorte de manière de la rejouer à chaque fois d’une manière neuve, originale, vivante, radicale ! 

Numéro 6 (Février 2023) © Véhicule

Cinquième drôle d’oiseau : Véhicule. Une revue jeu, une revue objet, une revue partition. Imaginée par Garance Dor et Vincent Menu, Véhicule est une entreprise ludique qui n’a pas d’équivalent. Chaque numéro se compose d’un ensemble de textes glissé dans une pochette plastique format microsillon. Chaque numéro rassemble des artistes Et lorsqu’on l’ouvre, on découvre des instructions pour activer des protocoles créatifs ou co-créatifs qui forment un ensemble d’expériences solitaires ou collectives. L’enjeu de la revue devient sa propre potentialité, comme dans un ouvroir de revues potentielles, et la création d’un espace collectif par les modalités mêmes de la revue. C’est une démarche rare, radicale et audacieuse, qui transmue la lecture en un partage expérimental. 

Avec cette étrange volière, on se trouve à la frontière de l’objet revue, des manières dont on l’appréhende traditionnellement. Et on les découvre avec une certaine joie.