Sept femmes évoluent dans sept lieux touristiques où se marient nature et ringardise, maintenant les sept nouvelles de Tombola dans un équilibre subtil entre dérisoire et profondeur. Après Pas d’éclair sans tonnerre et Trois réputations, Jérémie Gindre représente de nouveau les légers décalages qui font notre façon d’habiter le monde. À côté de la plaque, et pourtant obstinément présents. Comme ses héroïnes, quasi désabusées, quasi effrayées, mais curieuses et vivantes.
Les récits de Tombola se posent entre montagne et eau, en périphérie d’une anglo-francophonie aux grandes villes hors-champ. Ancrée dans un paysage précis, chaque histoire dessine ce qu’il peut avoir de simultanément attirant et décevant. Les Alpes, le Morvan, un parc animalier du Jura suisse répondent au Lake District, au Saint-Laurent et aux chutes du Niagara. Un bestiaire incertain occupe ces espaces : marmottes, dindes, abeilles, baleines, mouches à chevreuil, chien, oiseaux, poulain et vache, toutes bêtes avec lesquelles les héroïnes entretiennent des relations aussi compliquées et ténues, presque fortuites, qu’avec les hommes. À travers le père, le compagnon, le collègue, le voisin, l’inconnu en quad sur la plage, le machisme menace souvent ; ou simplement le poids des relations. Les héroïnes choisissent souvent le pas de côté.
L’accident guette, idiot : la maladresse caractérise l’espèce humaine, comme la difficulté à se comprendre – mais pas l’impossibilité. La gaucherie générale se manifeste par un mauvais choix de sentier, un jeu qui tourne mal, des risques en voiture ou au travail. La nature y contribue : piqûres, orage et nid-de-poule, sapin tombé sur le toit. Dans Tombola, l’univers vibre avec une douce absurdité : « Immobile, la roue tourne » ; « Tiens ton esprit à l’écart de ton pied », on y trouve un record du monde de salade de fruits, une fausse poubelle pour appâter les ours, « un toucan et une corneille, apparemment en couple [qui vous] regardaient d’un œil mauvais ». Mais tous ces accidents sont peut-être des symptômes ; du malaise d’un père visité par sa fille après des années de brouille, de celui d’une paire de collègues mal assortis ou de randonneuses qui ne se sont pas choisies ; de la peur tapie entre les couches du monde : « Maintenant, Joanne craint d’être attaquée par un animal » ; « Maintenant, elle a peur : pas une peur panique, mais un degré hyper élevé de concentration et une contrainte dans la poitrine ».
Les héroïnes s’interrogent sur leur famille – pourquoi les parents de Willa enchaînaient-ils les photos nudistes devant des monuments ? Que faire du chalet de l’enfance ? Sur la vie en général : « Elle est adulte désormais. Les objectifs de l’éducation ont été atteints, un métier a été appris et maintenant quoi ? Quand est-ce que les choses importantes vont se produire ? Sûrement pas ce printemps ». Avec une ironie aussi délicate que jouissive pour le lecteur, Jérémie Gindre scrute des moments qui pourraient être nôtres, entre le burlesque et la gêne nés de l’impression de ne pas être tout à fait là où on l’aurait voulu. Le tourisme exacerbe ce sentiment : a-t-on bien fait ? cela en valait-il la peine ? Comment s’inscrire entre dépaysement et cliché ? entre proximité avec les autres et exaspération ?
L’écriture de Jérémie Gindre suggère la profondeur du quotidien, la grandeur fugace de l’ordinaire, son potentiel romanesque sans avoir besoin de le hausser au-dessus de lui-même.
De petits riens deviennent extrêmement importants parce que l’esprit des héroïnes tourne à cent à l’heure pour nouer un accord avec le monde. Elles y arrivent plutôt bien : imparfaitement, certes, mais c’est déjà ça et ça permet d’avancer. Espe s’arrange avec le chalet familial, Charline comprend mieux sa cousine. Joanne finit par être celle qui voit les baleines. Et peut-être lors de la prochaine rando fera-t-il beau et Zita rencontrera-t-elle de vraies marmottes ? Une attention aiguë aux lieux révèle la dangereuse vacuité de ces vies et en même temps leur complexité, leur valeur, éclairées par le déport d’un voyage modéré. Après chaque nouvelle, la vie peut continuer sans drame, ou presque. Les fins restent ouvertes.
L’écriture de Jérémie Gindre suggère la profondeur du quotidien, la grandeur fugace de l’ordinaire, son potentiel romanesque sans avoir besoin de le hausser au-dessus de lui-même. Après le crépuscule, Zita se dit : « Ces plantes ont l’air plus vivantes la nuit que le jour. Je ne sais pas pourquoi. Elles ne font rien de spécial, mais c’est comme si je les surprenais en train de vivre ». Le plaisir qu’on tire de Tombola vient de ce que Jérémie Gindre arrive à surprendre ses personnages en train de vivre.