Le vent dans les vers

Après cinq tomes de « physique amusante » (1), dans lesquels Réda explorait l’univers « par la langue algébrique » (« car l’algèbre parfois s’accorde avec la lyre »), voici que l’ancien dromomane vélosolexiste semble renouer avec sa veine fantasque. C’est du moins ce que l’on croit en ouvrant son dernier livre, Leçons de l’arbre et du vent. L’idée réjouit. Les arbres et le vent qui les agite composent un monde merveilleux, chargé pour chacun d’émotions et de souvenirs, tant vécus que littéraires. On déchante assez vite ; ce recueil est écrit dans le sillage des précédents, dont l’auteur reprend la formule en l’appliquant non pas aux arbres (peu sont saisis dans leur nature propre) mais à l’Arbre, comme l’écrit Réda, cette entité des classifications qu’agite le vent des idées pures. Il y mêle des thèmes de sa Physique – ainsi de poèmes sur l’ordre et le chaos ou sur l’intrication des particules.


Jacques Réda, Leçons de l’arbre et du vent. Gallimard, 144 p., 16 €


Lui qui avait commencé sa Physique en célébrant les « vertigineux poètes de notre temps » que sont les physiciens, a versé depuis dans un pessimisme intégral à l’égard de toute forme de connaissance scientifique : « Prétendre ajouter au savoir / Est une impertinence ». Et c’est même, semble-t-il, un péché et un crime ; le geste fatal d’Adam mangeant le fruit défendu, répété de siècle en siècle dans « les calculs de Newton, de Carnot, de de Broglie », aurait engendré le désordre et conduirait le monde à sa perte. Vision d’Apocalypse conforme à l’esprit du temps, mais trop schématique pour convaincre vraiment – il est vrai que Réda y ajoute parfois, à plus juste titre, l’avidité humaine et l’activité marchande. En dépit de son ambition, sous des dehors rigoureux, la pensée à l’œuvre est celle d’un poète, qui procède essentiellement par analogie, et est nécessairement floue au regard de la science. Ainsi du principe qui régit l’univers, que Réda appelle le Rythme, « machiniste / Qui règle tout le mouvement / De ce monde », concept invoqué à de multiples reprises, qui serait obscur (il vaut pour le principe moteur, l’énergie primordiale, ou ce facteur de la machine naturelle, où bat le rythme, qu’on nommait jadis le Grand Horloger) si l’on n’y devinait une métaphore du travail sur le vers mesuré.

Leçons de l’arbre et du vent, de Jacques Réda

Jacques Réda (2011) © Jean-Luc Bertini

Composer un livre entier en se tenant sur cette crête est une gageure, difficile à soutenir sans redites ni trous d’air de l’imagination : cet « arbre de mots » aurait mérité une taille plus sévère (2). Dans un entretien récent, évoquant son âge, Réda regrette l’esprit libre et aisé de sa maturité. Mais, moins que le talent, c’est la vie qui fait ici défaut. Pour autant, je ne voudrais pas jouer les Alain Bosquet, méchant critique, prompt à dézinguer ses confrères. Car si nombre de pages peinent à convaincre, la pensée n’y étant plus conduite par la fantaisie des rimes comme autrefois, et perdant de ce fait la légère folie qui en faisait le charme, certaines pages gardent quelque chose de l’ancienne manière, surtout lorsque Réda quitte son sujet, qu’il se défait de son attirail algébrique et philosophique pour se contenter de nous offrir le monde tel qu’il est, ou bien, se risquant à être lui-même, pour se mettre en scène : « Il y a dans la cour de l’immeuble où je vis… » – celle peut-être où il épiait une pie dans un poème fameux de Retour au calme. Ainsi de ce cimetière sylvain :

« Que l’on m’y loge avec ou sans De profundis,
J’aimerais que ce soit, plutôt qu’au cimetière,
Au cœur d’un bois resté proche du Paradis
Terrestre, sous un arbre épris de lumière
Qui le hisse toujours plus haut, comme celui
Que je vais contempler aux Buttes (le dimanche ?
– Non, je veux être seul à causer avec lui),
Et qui, même l’hiver, tel l’ivoire reluit
En se ramifiant sans fin de branche en branche.
Je ne veux pas du saule éploré de Musset,
Du pommier sous lequel Newton s’assoupissait,
Mais un de ces géants puissants et débonnaires
Qui résistent aux vents, aux flammes, aux tonnerres,
À la dent du chevreuil affamé qui passe, et
Le ronge. […] »

Leçons de l’arbre et du vent, de Jacques Réda

Dans le nord de la France (2018) © Jean-Luc Bertini

En montrant l’arbre comme un monde où luttent ordre et désordre, soumis à des lois « dont la rigueur s’exerce avec souplesse », Réda parle aussi du métier des poètes. Cette pongisation récurrente, soutenue par quelques allusions au Carnet du Bois de pins, est souvent empreinte d’ironie : « Avec leurs vers disciplinés, pesamment cadencés, / En ont-ils jamais dit plus que l’Arbre, ce vers-libriste ? ». Elle est en cela à l’image de l’homme, modeste et sympathique, qui avoue écrire en artisan, mesurant « en scrupuleux compteur » les vers « à demi machinaux » au moyen desquels il peint l’univers :

« Car mon propre savoir est d’un simple arpenteur
Qui, le long des chemins variés du langage,
Miroir flou du réel, et sans autre bagage
Que sa chaîne rustique, en scrupuleux compteur,
En porte pas à pas la mesure où s’engage,
Dans l’univers entier, le rythme créateur. »

Leçons de l’arbre et du vent, de Jacques Réda

Au Nouveau-Mexique (2015) © Jean-Luc Bertini

Quant au rythme créateur de Réda, toujours pair, on note un usage fréquent d’un vers rare, celui de 14 pieds, qui permet une grande variété de cadences. Si la coupe 8/6 y est fréquente, elle n’est pas systématique, ni même dominante, si bien que, n’identifiant pas de rythme régulier (d’autant qu’il faut souvent faire la diérèse : le lo-ri-iot) et ne se résolvant pas à le traiter en vers libre, l’oreille en éprouve un certain inconfort – contrairement à l’alexandrin, le vers de prédilection de l’auteur, qui jaillit tout armé de son front et qui est presque consubstantiel à tout lecteur de poésie. Il semble que ce vers diffus perde en aisance ce qu’il gagne en longueur et que la rime y soit moins active – ce qui ne signale sans doute qu’un défaut de ma part. Relevons enfin ce crédo railleur, mais qui touche juste : « le vers / Dont la véritable souplesse / Dépend du rapport amoureux / […] Entre le mètre rigoureux / Et le sens souvent vaporeux… »


  1. Quelle mouche de laboratoire a piqué Réda pour qu’il persiste dans cette voie ingrate ? Non que les sciences soient à bannir du champ de la poésie, bien au contraire (j’ai toujours regretté que les poètes d’aujourd’hui, si prompts à faire leur miel de leur merveilleux microcosme, ne se frottent pas plus au vaste monde et qu’on ne lise plus les poètes du XVIIIe siècle, qui l’ont fait entrer dans leurs vers), mais je ne suis pas sûr que tel soit le génie du poète vagabond de Retour au calme. Pour ma part, quoique d’esprit géométrique, je l’avais abandonné en chemin.
  2. Au IVe siècle, une dame Proba fit un centon en prélevant dans Virgile des vers choisis pour leur sens et leur beauté, qu’elle assembla à sa guise pour louer le Christ. Sans aller jusqu’à en faire une Apocalypse, des vers notés en cours de lecture on pourrait composer un centon éloquent. Je me suis essayé à cette impertinence. En voici un extrait, pour le plaisir :
            Je suis un arbre marchant
           Dans une forêt de songe.
  Harmonie et chaos s’aiment dans son branchage
Tout s’agite, et c’est comme si plus rien ne remuait.
  Je voudrais, en dépit de mon inaptitude
      (Comme un arbre répète l’Arbre, je compose
En élève de La Fontaine et de Victor Hugo),
 Sacrifier aux dieux les fruits de mon langage,
         Et représenter avec calme
En suivant au hasard la loi déterministe.
        Le tumulte de l’univers.
D’où lentement un sens de l’obscur se dégage ;
        D’un catalogue raisonné,
       Ébaucher les grands traits :
La huppe et ses grands airs dans sa niche qui pue,
Le loriot, sanglot suave d’or liquide,
Les fruits surabondants de la ramure astrale,
    ………………………… etc.
      Et le reste est métaphysique.
EaN a rendu compte d’Une civilisation du rythme, et de Quel avenir pour la cavalerie ? avec deux articles de Gérard Noiret et de Maurice Mourier.

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