Boubaker Adjali, un révolutionnaire anticolonialiste

Les éditions Otium nous ont habitués à un travail soigné, réalisé par des amoureux des livres. Mais cette fois, avec l’hommage rendu à Boubaker Adjali, « révolutionnaire et anticolonialiste […], mi-Capa, mi-Curiel », elles se surpassent. Cet authentique beau livre rend justice à un militant indépendantiste algérien « sans affiliation ni chapelle » qui mit sa formation de photographe et de documentariste acquise à l’école de Prague au service de tous les mouvements de libération. Né en 1937 et exilé de son pays après le coup d’État de Boumédiène, Boubaker Adjali est mort à New York en 2007.


Boubaker Adjali l’Africain. Un regard tricontinental. Otium, coll. « Argentique ». 280 p., 162 photos, 46 €


« Comment, s’interroge Nedjib Sidi Moussa dans sa préface intitulée « Portrait d’un décolonisé », avons-nous pu, collectivement, à commencer par les intellectuels, les artistes ou les militants, passer en pleine conscience à côté d’un tel personnage […] ? » La tentation est grande en effet de rapprocher Boubaker Adjali d’Albert Memmi, auteur du Portrait du colonisé, tant ces deux anticolonialistes se retrouvent dans leur critique de l’intégrisme et du despotisme, ou encore dans leur plaidoyer en faveur de la laïcité et de la solidarité.

Boubaker Adjali l’Africain. Un regard tricontinental

Boubaker Adjali dans le film « Strop » de Věra Chytilová (1962) © Éditions Otium

Sans parler d’une improbable reproduction sociale, bien entendu, Boubaker est né dans une famille qui accordait du prix à l’étude, pour les garçons comme pour les filles. Il fera partie des 10 % d’enfants algériens qui fréquentent en 1945 l’école française. Il ne se mélangera pas pour autant aux enfants européens et suivra le « programme B » avec les enfants musulmans et juifs de Constantine. Éloigné du monde rural de son enfance pour aller étudier dans la grande ville, il acquiert très jeune une liberté de mouvement qui, les développements historiques aidant, ne l’abandonnera jamais.

Il sera très tôt à bonne école avec des cousins plus âgés que lui, engagés dans l’organisation nationaliste la plus radicale, celle de Messali Hadj, puis dans le FLN. À l’âge de dix-sept ans, il part à Paris pour, officiellement, y faire des études. Une action commando, au cours de laquelle il tire sur le commissariat de police du XVIIIe arrondissement et sera blessé, orientera sa destinée. Il est pris en charge par un réseau du FLN, qui l’extrade vers la Belgique, puis l’envoie étudier le cinéma en Tchécoslovaquie. Le FLN a compris l’importance du septième art pour internationaliser sa cause, aidé en cela par les pays socialistes. Boubaker intègre la célèbre école de cinéma pragoise, la FAMU, où le jeune Milan Kundera donne des cours de littérature mondiale.

Boubaker Adjali l’Africain. Un regard tricontinental

© Éditions Otium

En 1962, c’est le retour dans une Algérie désormais indépendante. Il y forme « les futurs commissaires politiques aux méthodes audiovisuelles », participe à la « guerre des images » pour contrer la machine médiatique française. L’Algérie dispose de peu de moyens, mais un cadre comme Boubaker, qui sait manier la caméra et maitrise le langage visuel, est précieux. Alger est alors la Mecque du mouvement anticolonialiste et panafricaniste. Boubaker est de toutes les initiatives ; celles-ci prendront fin brutalement en 1965 avec le coup d’État du colonel Boumédiène. Un cahier de ses photos de l’époque en dit long sur les réalisations de la jeune Algérie indépendante dont bien des fondateurs se sentiront dépossédés par le revirement de l’Histoire.

Après plusieurs années de vache maigre et de crainte de la répression, Boubaker quitte l’Algérie. Il part avec sa compagne, Mia, une jeune Norvégienne née en Algérie de parents méthodistes, qui va l’aider à prendre pied à New York. À côté de sa carrière de cinéaste indépendant, il devient journaliste et sera le correspondant du bimensuel AfricAsia. Ses reportages photographiques sont saisissants : ce sont surtout les regards qu’il capte, bien moins les paysages, les regards des enfants comme des combattants. Il est de toutes les luttes, en Asie ou en Afrique, au Vietnam, en Angola, au Mozambique, à Timor – un regard tricontinental. « L’image au poing », dira l’historien du cinéma Olivier Hadouchi. La caméra aussi, puisque Boubaker a pu créer sa propre société de production à New York où il devient également consultant auprès de l’ONU pour le Conseil pour le développement de la recherche économique et sociale en Afrique, une organisation non gouvernementale. S’inspirant de l’économiste égyptien Samir Amin, le conseil entreprend d’aider les jeunes États qui ont accédé à l’indépendance, tout en luttant contre les régimes autoritaires, y compris socialistes. Au cours des années 1980, Boubaker participe, aux côtés de l’ambassadeur de Cuba, aux réunions du mouvement des non-alignés à New York. À titre quasiment privé, si ce n’est en coulisse, comme une sorte d’éminence grise.

Boubaker Adjali l’Africain. Un regard tricontinental

Au Yémen. Photographie de Boubaker Adjali © Éditions Otium

En conclusion, lit-on à la fin d’un livre où d’époustouflants reportages photographiques rivalisent avec les textes, Boubaker fait partie de ces personnages dont les destinées sont aujourd’hui « semi-englouties ». Agir leur importait bien davantage que paraître et, vivant aussi intensément, le temps leur manquait pour se raconter. On peut le regretter, mesurant la distance avec notre époque où on aime à se raconter ; nous sommes d’autant plus heureux de les voir sorties de l’oubli.

Boubaker a donc bien plus filmé, photographié et parlé qu’écrit. Mais sa réflexion sur les liens entre journalisme et engagement mériterait d’être lue et étudiée dans toutes les écoles de journalisme. Il fait preuve de lucidité sans se renier. Revenant sur son passé, il dit certes constater aujourd’hui « avec un mélange d’effroi et d’amusement », qu’il lui arrivait, au lieu de faire du journalisme, de se livrer à de la pure propagande. Mais « j’avais, écrit-il, une cause à défendre et rien en moi n’est venu altérer ni les raisons ni la foi de cet engagement, sinon que je ne défendrais pas de la même façon [aujourd’hui] tous les hauts responsables qui étaient à la tête de ces mouvements de libération ! » On le sut très tôt : il n’y eut pas que des Patrice Lumumba et des Thomas Sankara, ces martyrs de l’anticolonialisme progressistes. D’autres ont mal tourné.

Boubaker Adjali l’Africain. Un regard tricontinental

En Angola. Photographie de Boubaker Adjali © Éditions Otium

Se référant à Hemingway, Boubaker rappelle que « le problème du journalisme et de l’écrivain en armes s’est toujours posé ». Il confronte ces journalistes américains donneurs de leçons de déontologie à leurs confrères « embedded », intégrés aux unités militaires de leur pays et que rien ne distingue des soldats de leur armée, comme en Irak. Il raille la belle histoire du journaliste qui ne prend jamais position et croit rapporter les faits tels qu’ils sont alors qu’il travaille dans « un monde médiatique largement au service des puissances diverses (gouvernements, groupes financiers, lobbies) ». Lorsqu’il est approché pour ses photoreportages par des titres aussi renommés que le New York Times, lequel veut les acheter, mais se réserve le droit de les légender, Boubaker refuse tout net. Avec un esprit critique mesuré, il reste convaincu que, malgré des leaders indépendantistes qui ont libéré des peuples, mais utilisé plus tard les geôles laissées par le colonisateur pour y mettre leurs adversaires, « la cause des mouvements de libération des peuples a toujours été juste dans ses fondements historiques et ses dimensions humaines ».

L’auteure d’un podcast Boubaker Adjali l’internationaliste, la journaliste Sohir Belabbas-Bendaoud, précise en résumé : « Exhumer son histoire, c’est raviver le combat d’hommes et de femmes courageux que l’homme de l’ombre a valeureusement mis en lumière. Avec les armes qu’il avait, de là où il était, depuis les rangs du FLN jusqu’à l’Assemblée générale des Nations unies. » Une vie accomplie.


1. Les 162 photos sont toutes de Boubaker et inédites (à l’exception de trois d’entre elles). Le travail de photogravure a été réalisé par Mohammed Brahmi à partir de documents argentiques ektachromes 24 x 26, diapo 6 x 6, négatifs, documents opaques et quelques fichiers numériques.

Tous les articles du numéro 172 d’En attendant Nadeau