Archives et manuscrits (2)
Pour ce nouveau numéro d’« Archives et manuscrits [1] », Guy Dugas présente la richesse du journal intime tenu par Albert Memmi de 1936 jusqu’à aujourd’hui, un document encore presque entièrement inédit.
Soit un jeune Juif tunisien né dans l’entre-deux-guerres dans un milieu social on ne peut plus défavorisé. L’acquisition d’une liberté individuelle, son instruction, son émancipation du « pauvre patois du ghetto », Albert Memmi les doit aux écoles de l’Alliance Israélite Universelle puis à son entrée, par chance, au lycée français. Improbable itinéraire dont il pressent très tôt les limites : « Toujours je me retrouverai […] indigène dans un pays de colonisation, juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe [2] ».
En forme de réponse, Albert Memmi entreprend en novembre 1936, à l’âge de seize ans, de tenir un journal intime qu’il ne lâchera plus. C’est un ensemble considérable de centaines de cahiers d’écolier – auxquels s’ajoutent des milliers de feuillets d’un « Garde-manger » –, resté longtemps inédit selon le vœu de l’auteur, mais dont il souhaite aujourd’hui la publication.
Écrire, oui…
Il ne faut guère attendre pour voir apparaître dans ce journal la première mention d’un désir d’écrire [3], encore contrarié de lacunes et de contraintes : dès le 3 janvier 1937, déjà conscient que l’écriture n’est pas qu’une question de volonté, le diariste évoque « le roman que je voudrai [sic] écrire, mais je que je ne sais pas, ne peux, ni [n’] ai le temps d’écrire ».
Pour ce jeune homme pressé, la priorité est en effet d’affronter la difficile réalité sociale qu’il vit, « de se défaire de cette honte et accepter ses origines », s’il est possible : « Avoir honte de ses origines est une chose terrible parce que tous les prodiges d’intelligence, de richesse spirituelle ou matérielle ne pourront pas changer ces origines. On peut par ambition s’astreindre à une culture physique et changer son corps, on peut s’astreindre à des exercices intellectuels pénibles et longs pour briller davantage, pour être admiré. Mais on ne peut rien contre le fait que sa famille soit d’une certaine classe, que la mère ne sache pas écrire, que le père aime le vin et casse des assiettes, que la mère se dispute avec les voisins. » (Journal, 5 juillet 1943)
… mais comment ?
Simultanément se pose pour le jeune diariste la double question du « est-ce que je peux ? » et du « comment faire ? ». Dans ce « est-ce que je peux ? », il y a tout à la fois une interrogation sur la capacité individuelle à prendre la plume pour écrire dans une langue non maîtrisée et la question de la légitimité de cette entreprise. Le devoir de l’intellectuel juif acculturé n’est-il pas de militer collectivement pour le mieux-vivre de sa communauté d’origine plutôt que de tenter de s’en échapper ? Le « comment faire ? » pose la question de la forme. Parce qu’il est in-forme et in-fini, le journal représente « une sorte de réservoir dont les œuvres se détachent [4] ».
Ainsi en est-il du Journal de Memmi, réservoir monstrueux de taille et hétérogène de forme. Dès les premières années, on voit l’écrivain s’y essayer au roman, mais aussi à la chronique familiale (« Eux et moi », Journal 1944-1945), au reportage (Journal d’un travailleur forcé, Tunisie, an 1 [5]) ou au récit de voyage (« Journal d’un voyage en Italie », août 1952), à l’analyse philosophique ou à la théorie littéraire (« Réflexions autour de l’écriture colorée », 1966-1969), et même inventer un genre nouveau qui doit permettre, selon lui, « de concilier la rigueur de pensée de l’essai avec la richesse, la complexité du réel, de sauvegarder la saveur du vécu sans se laisser tenter par la facilité de la fantaisie ». Ce genre, qu’il nommera Portrait, est présent dès les premières années dans le Journal : « J’écrirai un jour La Mentalité du Partisan » (24 août 1944) qui deviendra vite Psychologie du partisan (sept. 1944), enfin Portrait du partisan [6].
Rôle du Journal
Espace d’apprentissage de l’écriture [7] affichant sous forme brute un réel à peine advenu, le journal permet de « s’épier au plus près » selon le mot de Montaigne dont Memmi rêve de « refaire Les Essais, […] journal d’une vie exemplaire » (Journal, 12 juin 1952).
Espace de la révélation intime, il est aussi un espace d’enfouissement du fait que sa publication n’est généralement pas envisagée, en tout cas largement différée. Par le temps qu’on y passe et le ressassement qu’il suppose, « il empêche les autres œuvres dont il a l’apparence de tenir lieu [8] », les diffère ; et tout à la fois les laisse pressentir. Sorte de cahier de brouillon d’un ensemble à venir, il peut ensuite constituer un relais du réel, « ser[vir] de pièce à conviction pour les autres textes : ce qui a été écrit […] a vraiment été ressenti à un moment, c’est la preuve que cela a bien eu lieu [9] ». Ainsi, malgré son aspect monstrueux, cette somme « de petits cailloux lumineux, repères chronologiques précieux pour qui s’aventure dans les forêts obscures de la genèse des œuvres [10] » balise la thématique et annonce la forme des créations à venir.
Outre qu’il offre une exceptionnelle traversée du dernier siècle sur plus de 80 ans, le Journal d’Albert Memmi permet au généticien de réunir le matériau indispensable à l’analyse d’une œuvre riche et polymorphe. En dépit de tous les problèmes qu’elle pose, son édition critique constitue un préalable à l’édition critique des Œuvres complètes.
Guy Dugas, chercheur associé à l’ITEM, équipe « Manuscrits francophones »
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Chronique rédigée par les chercheur.e.s de l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS-ENS, Paris) dont la revue Genesis analyse les grands thèmes de recherche.
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Albert Memmi, La statue de sel [1953], Folio-Gallimard, p. 109.
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La revue Continents manuscrits a récemment consacré un numéro à cette question, notamment chez Memmi.
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Jean-Louis Cabanès, « L’écrivain et ses travaux au miroir des journaux intimes », Les Journaux de la vie littéraire, sous la dir. de Pierre-Jean Dufief, Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2009, p. 42.
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Deux extraits du Journal isolés et titrés par l’auteur lui-même, ce qui nous a permis de les publier de manière autonome (CNRS éditions, coll. « Biblis », 2017 et 2019).
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Il existe bien dans le fonds Memmi un Portrait du partisan inédit, daté de 1946. Voir notre édition critique des Portraits, CNRS éditions, 2015, notamment le chapitre « Du portrait selon Memmi », p. 10-20.
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« J’ai de nets progrès à faire en écriture », s’avoue Memmi très tôt (10 déc. 1937). De fait, son journal, plein de fautes au début, permet de mesurer au fil des mois ses progrès dans l’expression française.
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Célèbre pour son Journal beaucoup plus que pour son œuvre éditée, Amiel considère pourtant l’activité diaristique comme « une paresse occupée et un fantôme d’activité » chronophage qui empièterait sur le métier d’écrivain sans même y préparer (Journal, 18 sept. 1877).
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Annie Ernaux, op. cit.
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Jean-Louis Cabanès, op. cit.