Mexico, 1975. Le jeune poète Mario Santiago Papasquiaro parcourt les rues, les boulevards, les quartiers, les bidonvilles de la capitale mexicaine tout en composant mentalement des vers au gré de sa marche. Il les note en marge de ses livres, sur des feuilles volantes, des serviettes en papier ou sur les bouts de carton qui lui tombent sous la main au fil de ses stations à tel ou tel coin de rue. Telle est, imaginerait-on, la légende héroïque qui court sur l’écriture du long poème Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fanatique de Heidegger.
Mario Santiago Papasquiaro, Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fanatique de Heidegger. Postfacé et trad. de l’espagnol (Mexique) par Samuel Monsalve. Allia, 80 p., 7 €
Pourtant, à en croire le poète Rubén Medina, l’un des compagnons d’aventure de Mario Santiago, c’est là, il le jure, la pure vérité sur une action poétique dont il a été le témoin voire le comparse. Légende, réalité, qu’importe ? L’une et l’autre s’allient nécessairement dans cet acte initial du mouvement poétique infraréaliste. Cela ne vous dit rien ? Cela vous dira tout dès la fin de cette phrase : l’infraréalisme réel n’est autre que le fictif réalisme viscéral des Détectives sauvages ; le fictif Ulises Lima, inséparable ami du fictif Arturo Belano, n’était autre, dans la vie, que Mario Santiago Papasquiaro, ami à la vie à la mort de Roberto Bolaño, tous deux membres fondateurs, avec quelques autres, de l’infraréalisme.
Le roman de Bolaño, missive d’amour et d’adieu adressée à sa génération, a mythifié l’histoire des infraréalistes avec la fidélité mémorielle et la tendre ironie que l’on sait. Sans les Détectives sauvages, les infraréalistes, Mario Santiago le premier, seraient à jamais demeurés, parions-le, dans ces limbes d’infamie auxquels les avaient voués ces milieux littéraires mexicains, élitistes et compassés ou engagés et puritains, dont ils faisaient fi. Car la radicalité éthique et esthétique de ces néo-avant-gardistes des années 1970 se voulait sans pareille et sans précédent, du moins au Mexique. Pour en saisir l’ambition iconoclaste, il suffit de transposer dans la réalité de l’époque ce commentaire du jeune García Madero des Détectives sauvages, qui résume drolatiquement la position des réal-viscéralistes : « Nous sommes tombés complètement d’accord qu’il faut changer la poésie mexicaine. Notre situation (d’après ce qu’il m’a semblé comprendre) est intenable, entre l’empire d’Octavio Paz et l’empire de Pablo Neruda. C’est-à-dire entre l’épée et le mur. »
Des trois manifestes infraréalistes, deux sont respectivement dus à Mario Santiago et à Roberto Bolaño. Datés de 1975 et de 1976, les textes des deux amis se donnent la réplique ou se reprennent en canon :
– Mario Santiago : « Que proposons-nous ? / ne pas faire metier de l’art / […] transformer l’art / transformer la vie quotidienne (nous) / creativite / vie dereglée coute que coute / (faire rouler les hanches du present en battant des paupieres depuis les aeroports du futur) / à une epoque ou les assassinats sont deguisés en suicides / $$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$ / transformer les salles de conferences en stands de tir »
– Roberto Bolaño : « Notre éthique est la Révolution, notre esthétique la Vie : une-seule-chose. / […] Faire apparaître les nouvelles sensations – Subvertir le quotidien / 0.K. / lâchez tout, de nouveau / partez sur les chemins ».
Repartir de zéro pour retrouver l’élan premier de la consigne du jeune Breton par-delà les gauchissements d’un surréalisme vieilli, tel est le programme de ces très jeunes Latino-Américains. Sitôt proclamé, sitôt fait ! Les infraréalistes s’en sont donné à cœur joie. Ils ont « [transformé] les salles de conférences en stands de tir », jouant les trublions durant des présentations de livres et autres tables rondes autour de poètes connus ; certains ont tout lâché et sont partis sur les chemins. En 1977, Bolaño quitte Mexico pour Barcelone, où vit sa mère. Il vagabonde en Europe et en Afrique du Nord avant de se fixer en Catalogne, où il vivote de petits boulots et écrit sans relâche de la poésie, des « journaux de vie » puis des romans – on connaît la suite, fort lente à venir.
En 1977 aussi, Mario Santiago passe quelque temps à Barcelone et en Catalogne avant de se rendre en Israël en quête d’une belle qu’il aime désespérément. Sans le sou, il y vit en poète mendiant, arrive à Vienne, est officiellement expulsé d’Autriche, séjourne quelque temps à Paris, y mange de la vache enragée en compagnie de poètes péruviens du groupe «Hora Cero », frère aîné de l’infraréalisme. Rentré au Mexique en 1979, Mario Santiago y écrit sans trêve de la poésie, qu’aucune maison n’édite. Fièrement marginal, indompté, provocateur, rejeté ou délibérément ignoré par les écrivains établis de tout poil, il vit, comme il le souhaitait, « sans gouvernail et dans le délire ». Jusqu’à ce jour de janvier 1998 où, heurté par un véhicule lors d’une de ses marches aventureuses au hasard d’avenues kilométriques des faubourgs de Mexico, il meurt anonymement des suites de l’accident. Il n’a pas encore quarante-cinq ans.
La veille exactement, Bolaño venait de recevoir les épreuves des Détectives sauvages, dont il avait annoncé à son ami l’écriture en hommage à leur jeunesse, lui disant qu’il s’y nommait Ulises Lima. Tout se percute alors, comme dans un poème infraréaliste : la poésie vécue à mort par l’un et le roman des aventures poétiques partagées écrit par l’autre, le présent de la séparation géographique et la mémoire fervente des années héroïques à Mexico. Bolaño écrit aussitôt Amuleto, roman-oratorio sur la mémoire et l’oubli du meurtrier 68 mexicain, qu’il dédie à Mario Santiago. Il y est dit, parmi des prophéties décapantes et désenchantées sur l’avenir des œuvres et des auteurs du XXe siècle : « Métempsychose. La poésie ne disparaîtra pas. Son non-pouvoir se fera visible autrement. » La toute dernière phrase actualise l’hymne d’amour et de guerre qu’entonnent des enfants en marche vers l’abîme : « Et ce chant est notre amulette. »
Soit donc la poésie en marche du Mario Santiago de vingt-deux ans, cette amulette qui nous parvient maintenant en français, traduite et présentée par Samuel Monsalve. Empli d’assonances, le sonore nom de plume que s’était choisi le jeune homme, qui à la ville s’appelait José Alfedo Zendejas, l’instituait poète, lui qui appelait de ses vœux une poésie incarnée. Quelques années plus tard, Mario Santiago redoublera les échos internes à ce pseudonyme en lui ajoutant Papasquiaro, nom de la bourgade où était né l’écrivain José Revueltas, communiste dissident et compagnon de route du mouvement étudiant de 68. Le pseudonyme est devenu, de pentasyllabe, ennéasyllabe.
Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fanatique d’Heidegger dit d’abord le monde en éclats, tel qu’il se présente au poète depuis son ici – le populeux bois ou parc de Chapultepec, devine-t-on – et son maintenant, qui se déploie tel un télescope – l’instant, tout un après-midi et une soirée, l’histoire de la deuxième moitié du XXe siècle. Du côté de cette histoire, la révolution tarde à venir ou ne viendra plus, tel un ouragan demeuré prisonnier du bassin des Caraïbes ; la répression, elle, est bien là, se manifestant en la personne d’un policier surgi dans la mémoire de cet acteur et témoin : « & quelquefois toi aussi tu boîtes & t’assombris / te grattes le nez & la croûte du souvenir / L’Existence prend la forme d’1 policier / qui promène sa matraque dernier cri le long de ton visage / et tu continues à lui demander : bonne ambiance mon loup féroce ? / la répression se porte bien ? / […] & ton cœur est 1 bidonville surpeuplé / où les toits et les gouttières s’effondrent / sous le simple effet de la peur / sous le simple effet de la peur ».
Le poste d’observation du monde qu’a élu celui qui, abjurant tout narcissisme lyrique, dit rarement « je » et presque toujours « tu » ou encore « Toi, Moi, Nous », est imaginairement parcouru par la petite « caméra routinière » d’Antonioni, qui s’y promène. Mais, inversion de toute hiérarchie oblige, cette caméra dont les pannings et travellings s’arrêtent, comme dans Blow up, sur des détails est plus observée qu’observatrice. Quelle différence, dès lors, entre acteurs et spectateurs ? Entre le « tu » et les autres rassemblés là en un « nous » ? : « Nous sommes les acteurs de drames infinis / & on ne peut pas dire précisément / sous la langue bleue des projecteurs cinématographiques ». Le poème décrit ainsi une trajectoire contrariée et ponctuée de menues scènes qu’animent de passagers habitants du parc – petits ou grands enfants du siècle –, relançant en une dynamique de flux et de reflux les émerveillements et les abattements du « tu ».
Ce témoin sensible saisit ou cueille les éclats de la fuyante réalité et les vies diverses, vaines ou inspirées, qui l’entourent et qu’il énumère rythmiquement au fil de longues séquences anaphoriques. Ainsi se dessinent les grands mouvements du poème. Tout soudain, c’est un « je » et non plus un « tu » qui s’écrie à mi-chemin de ce parcours : « Si ce n’est pas de l’Art / je veux bien me couper les cordes vocales / mon testicule le plus tendre / j’arrête de dire des conneries / si ce n’est pas de l’Art. » En « ce jour insolite / vibrant quotidien anonyme / on ne peut plus terrien », l’angoisse, qui n’est jamais « anhistorique », est combattue par les « conseils du disciple de Marx au fan d’Heidegger », littéralement désignés dans une incise au centre du poème. C’est à la Poésie, en majesté avec sa majuscule, que s’adresse alors le témoin pour réaffirmer à maintes reprises : « Nous sommes encore en vie ». En vie, oui, (après le massacre de Tlatelolco le 2 octobre 1968, après l’assassin jeudi de Corpus en juin 1971, se souvient-on), malgré les « perquises de plus en plus fréquentes », malgré les revers du sort, qui frappent toujours les mêmes, malgré les moments apocalyptiques (visions prémonitoires ou souvenirs du Vietnam) où les avions chutent soudain comme des oiseaux malades sur un « horizon ensalivé de feu ». Rien ne l’emportera sur le « non-pouvoir » de la poésie : « À tout moment se produit 1 poème ». Et du spectacle de miraculeuses ordures survolées de mouches, d’une scène innocemment lubrique, d’un rêve farcesque prêté à Laurel et Hardy, surgit la poésie – à ne pas confondre avec la beauté du monde –, dans une réalité autre, « – à 1 époque & en 1 lieu / où Euclide et sa géométrie balbutiante / ne comptent pas – ».
Plus avant dans le parcours du poème reflue encore la tristesse réapparue de celui qui sait bien ne pas être le seul « pour qui le monde ressemble / – dans 1 moment pessimiste – / à un ghetto sans ponts sans issues ». Pour conjurer ce mauvais trip, il n’est que de formuler cette intime et ardente règle de conduite : « Que la vie soit toujours ton atelier de poésie ». Le monde alors se réordonne, ses éclats : « entre des mains comme celles d’Houdini / deviennent 1 cri aussi solide & aussi réel / qu’1 sein ou 1 pomme / ou un désir qui fait de tout corps 1 prisme transparent ». Tout fait désormais sens ou plutôt tout fait vie, jusqu’au moment le plus anodin, jusqu’à « l’apparemment statique & fugace » qui « menace d’incendier & avec des baisers / l’heure où les grandes insurrections politiques / semblaient enterrées ».
Comme le laisse entendre son titre, Conseils d’1 disciple de Marx à 1 fanatique d’Heidegger contre la menace d’un néant métaphysique par la pure présence au monde du sujet dédoublé en locuteur et en interlocuteur. Prêts à tout, offerts à l’imminence de l’aventure et aux accidents de l’histoire, le « tu » et « [son] ami occasionnel » s’épaulent et se confortent.
Érudit et vif, savant et pop, porté par l’enivrante lecture de la poésie des avant-gardes d’Europe et d’Amérique – dadaïstes et surréalistes, stridentistes mexicains, ultraïstes d’Espagne et d’Argentine, créationnistes du Chili –, par celle de la poésie Beat d’Allen Ginsberg et de Richard Brautigan, mais aussi par celle des Cantos de Pound, et surtout par celle de l’antipoésie de Nicanor Parra, le poème de Mario Santiago Papasquiaro, écrit en marchant, vaut bien qu’on le lise en marchant et à voix haute. Et qu’on se le dise, il est, en un mot, en un seul, infraréaliste.