La vraie morale ne se moque pas de la morale

Dans Les somnambules (1930), Hermann Broch décrivait un monde vidé de valeurs et les prémices de ce qu’il appellerait la folie des masses. Mais qu’est-ce qu’un monde vidé de valeurs ? Les valeurs sont-elles dans le monde ? Après l’effondrement, des romanciers comme Iris Murdoch et des philosophes comme Richard Hare se demandèrent si la morale reposait sur des devoirs et des impératifs ou sur des valeurs et des vertus, mais repoussèrent surtout les faux devoirs et les fausses valeurs. Les catholiques d’Oxford, comme Peter Geach, entendaient remettre les vertus au centre de l’éthique. Ces quatre livres exposent leurs désaccords.


Hermann Broch, Logique d’un monde en ruine. Six essais philosophiques. Trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme et Pierre Rusch. Préface de Michel Valensi. L’Éclat, 224 p., 9 €

Iris Murdoch, La souveraineté du bien. Trad. de l’anglais par Claude Pichevin. L’Éclat, 192 p., 8 €

Richard. M. Hare, Le langage de la morale. Trad. de l’anglais par Jean-Baptiste Le Bohec et Frédéric Naudin. Eliott, 224 p., 21 €

Peter T. Geach, Les vertus. Trad. de l’anglais par Roger Pouivet. Vrin, 240 p., 13 €


Plus personne aujourd’hui n’accepte les leçons de morale. Pourtant, il n’y a jamais eu autant de morale. La vision morale du monde, ce que Hegel appelait « la belle âme », nous apparait ridicule. Et pourtant on ne cesse de nous dire que nous n’adoptons pas, dans notre vie professionnelle ou publique, « les bonnes pratiques », qu’il nous faut acquérir « les bonnes compétences » de manière à prévenir les « micro-agressions » que tant de minorités ressentent ou pourraient ressentir, et réparer, corriger et soigner toutes sortes d’injustices, y compris celles que nos ancêtres ont commises ou que l’humanité tout entière commet ou pourrait commettre en n’adoptant pas telle ou telle attitude. Autrefois, nous devions lire Sade en cachette, à présent c’est Balzac ou Stendhal. Les avertissements et friendly reminders pleuvent, tout autant que lorsque les enfants de jadis ne respectaient pas la civilité puérile et honnête et se faisaient taper sur les doigts ou envoyer au coin.

La vraie morale ne se moque pas de la morale

« La civilité puérile et honnête expliquée par l’oncle Eugène, et illustrée par M. B. de Monvel » (1887) © Gallica/BnF

Nous avons tellement peur d’employer le mot « bon » que nous nous souhaitons « une belle journée » plutôt qu’une bonne journée, sans nous rendre compte que satisfaire dans la vie quotidienne aux exigences de l’esthétique est bien plus difficile que de satisfaire à celles de l’éthique. Bref, d’un côté nous sommes devenus nietzschéens en refusant la moraline, de l’autre nous ne l’avons jamais autant pratiquée. Les vertus sont devenues, comme le disait Chesterton, folles.

Toute l’œuvre d’Hermann Broch est une méditation sur le déclin et la destruction des valeurs dans le monde moderne. Pour lui, il ne s’agit pas seulement des valeurs morales, mais aussi des valeurs esthétiques et cognitives, à la fois au plan individuel et au plan collectif. Ses grands romans, Les somnambules et Les irresponsables, montrent des individus-types qui ont perdu tout sens des valeurs et qui foncent tête baissée dans des solutions imaginaires. La mort de Virgile met en scène la perte des valeurs esthétiques. L’un des thèmes centraux chez Broch est celui de la relation entre l’art et la connaissance. Il est central dans le recueil de ses articles Dichten und Erkennen (Création littéraire et connaissance, Gallimard, 1985) où figure notamment son grand essai sur le kitsch, qui est pour lui un cas d’espèce de confusion des valeurs, en l’occurrence des catégories éthiques et des catégories esthétiques.

Ce thème de la désagrégation des valeurs traverse toute la littérature autrichienne et européenne, de Hofmannsthal à Kraus, Musil et Kundera. Dans Les somnambules figure une sorte de dissertation sur la dégradation des valeurs, incluse dans la partie du roman sur Huguenau, représentant du réalisme et des faits (Sachlichkeit). C’est cette veine philosophique que Broch reprend dans les articles traduits ici, qui traitent tous, sous un aspect ou un autre, des valeurs. Le premier, « Logique d’un monde en désintégration » (zerfallenden Welt, 1931), expose le lien entre toute entreprise de connaissance et de recherche de la vérité et la position de valeurs. L’acte même de penser et le style de la pensée, soutient-il, porte des valeurs. Au plan historique, l’apogée d’un monde de valeurs dont Dieu est l’incarnation suprême a cédé la place à un monde où la valeur se réduit au devoir professionnel.

La vraie morale ne se moque pas de la morale

Le second, « Remarques sur la psychanalyse du point de vue d’une théorie de la valeur » (1936), propose d’« apporter un complément méthodologique à la construction du modèle psychique freudien », en révisant l’opposition entre pulsion de mort et pulsion de vie sous la forme d’un principe de création de valeurs à partir du Moi. Le troisième, « Connaissance par la pensée et connaissance par la poésie » (1933), roule sur l’un des thèmes les plus importants de l’œuvre de Broch – proprement goethéen –, l’unité fondamentale de la connaissance littéraire et de la connaissance scientifique, qui sont « deux branches d’un seul et même tronc, celui de la connaissance pure et simple ». Le quatrième texte « Des unités syntaxiques et cognitives » (1946), est une discussion sur la nature de l’a priori en logique et en mathématiques.

Broch a, tout comme Musil, une vaste culture philosophique et scientifique, mais son style philosophique est passablement obscur et spéculatif, souvent germanique au mauvais sens du terme, ce qui est dommage pour des idées si justes. On trouverait en vain dans ce livre une analyse de la notion de valeur elle-même : s’agit-il du devoir et des normes, ou du bien et de l’axiologie ? Broch a clairement subi l’influence de Nietzsche, mais aussi de l’école de Bade et de philosophes comme Heinrich Rickert et Wilhelm Windelband, qui discutaient la notion de Geltung (voir Le système des valeurs et autres articles du premier, Vrin, 2007) et se posaient la question de savoir si la logique est, tout comme l’éthique, une science normative.

Broch s’oppose à la conception empiriste logique qui réduit les valeurs à l’expression d’émotions, et il défend une conception cognitiviste. La science ainsi que l’art et la littérature sont porteurs de ces valeurs. Leur déclin dans le monde contemporain est celui de la rationalité aussi bien que des idéaux esthétiques. L’originalité de Broch est d’avoir, tout comme Musil, auquel on l’a souvent comparé, combiné l’expression romanesque et la philosophie, et d’avoir, comme Elias Canetti, formulé une théorie de la folie des masses.

La vraie morale ne se moque pas de la morale

Iris Murdoch, tout comme Broch, est une romancière philosophe. Si son œuvre romanesque est bien connue, son œuvre philosophique l’est moins. Elle fut l’élève de Wittgenstein, et a romancé cette éducation dans L’élève du philosophe (The Philosopher’s Pupil, 1983 ; Gallimard, 1985). Dans La souveraineté du bien (1970), réunissant des essais des années 1960, elle s’attaque au même problème que Broch, celui du déclin des valeurs, mais sa cible plus spécifique est la philosophie morale britannique de la première moitié du vingtième siècle. À la suite d’Elizabeth Anscombe, autre disciple de Wittgenstein qui avait écrit en 1958 un essai retentissant sur la philosophie morale moderne, elle déplore que la philosophie morale universitaire, celle d’Oxford et de Cambridge, ait négligé le primat du bien et des concepts axiologiques pour privilégier les concepts d’origine kantienne de volonté, de devoir et d’obligation et qu’elle ait accepté les principes du conséquentialisme.

Tout comme Anscombe, elle rejette la philosophie de l’esprit implicite des philosophes analytiques, qui penche vers le béhaviorisme, et demande à ce qu’on revienne à des concepts tels que celui d’intention, et qu’on réhabilite la vie intérieure. Défend-elle pour autant une forme de réalisme axiologique selon lequel le Bien serait une sorte d’Idée platonicienne, ou une réalité indéfinissable, comme le soutenait G. E. Moore dans ses Principia Ethica (1902 ; PUF, 1998) ? Ou bien suit-elle Anscombe, qui adopte une conception thomiste du bien comme propriété naturelle, et Philippa Foot qui propose de développer la théorie des vertus (1)? Elle propose de placer au centre la notion d’amour, et rejette l’existentialisme « luciférien » d’un Sartre, qui refuse toute transcendance au nom d’une liberté humaine absolue. Murdoch semble plutôt pencher pour une forme d’athéisme spiritualiste, hanté par l’absence de Dieu, et cherchant sans cesse, comme le personnage de l’un de ses plus fameux romans, The Good Apprentice (1985), à être « l’apprentie du Bien ».

La vraie morale ne se moque pas de la morale

L’ouvrage de Richard Hare, The Language of Morals (1952), qui paraît aujourd’hui dans une excellente traduction, est sans doute la cible principale d’Anscombe, de Murdoch, de Foot et de Geach. C’est un classique, qui défend, sur la base d’une analyse logique et linguistique rigoureuse, la thèse selon laquelle tous les énoncés moraux sont prescriptifs et de forme impérative. Hare rejette aussi bien le réalisme d’un Moore que l’émotivisme des positivistes comme A. J. Ayer et Charles Stevenson pour lesquels il n’y a rien de plus dans un jugement comme « ceci est bon » que l’expression d’une approbation. Il suit Hume en refusant que « est » implique « doit », et soutient que les jugements moraux sont objectifs au sens où ils sont soumis à un réquisit d’universalisabilité, en un sens proche de celui de la formule kantienne de l’impératif catégorique. Mais il s’écarte de Kant en soutenant qu’un acte est juste si et seulement s’il maximise les préférences universelles des agents, ce qui revient à une forme d’utilitarisme (2).

Pour les philosophes thomistes d’Oxford comme Elizabeth Anscombe et Peter Geach, Hare incarne la pensée libérale, athée et conséquentialiste, celle qui ne peut concevoir qu’il y ait des interdictions absolues comme celle de tuer. À un journal qui demandait en 1957 « si la philosophie d’Oxford corrompt la jeunesse », Anscombe exemptait Hare de cette accusation, mais suggérait que son utilitarisme était bien pire. Dans Les vertus, paru en 1977, Peter Geach enfonce le clou, en soutenant contre Hare que le langage moral est bien descriptif et non pas impératif, et que non seulement des termes comme « bon » ou « mauvais », mais aussi des termes comme « courageux » ou « prudent », font partie de l’éthique et sont bien plus importants que des termes tels que « doit » ou « il faut ». Il soutient qu’il y a une téléologie naturelle non seulement pour les vertus que la tradition catholique nomme « cardinales », telles que courage, prudence, justice et tempérance, mais aussi pour les vertus théologales, foi, espérance et charité.

La vraie morale ne se moque pas de la morale

Au lecteur qui pourrait se croire revenu au catéchisme, il faut dire que ce livre n’est théologique qu’en partie, car il discute, dans un style très vigoureux et souvent drôle, les arguments de ses contemporains, et ceux de Hare en particulier. Il rejette la distinction stricte entre description et prescription de ce dernier, au nom d’arguments semblables à ceux de Quine contre la distinction entre énoncés analytiques et énoncés synthétiques. Ailleurs, il objecte que si tous les énoncés moraux sont prescriptifs et donc n’ont pas de valeur de vérité, il est difficile de les utiliser dans des raisonnements moraux dont les conclusions devraient être vraies.

Une autre objection qu’on a adressée à la conception prescriptiviste est celle de la motivation : le fait de donner son assentiment à un jugement de la forme « Il faut faire X » entraîne-il toujours que l’agent sera motivé à faire X ? Hare, comme Socrate, répondait positivement, mais Aristote et l’expérience humaine répondent négativement : la volonté peut être faible et l’akrasia est possible. Ici, on se serait attendu à ce que Geach discute, comme Aristote, le thème de l’incontinence quand il traite de la vertu de tempérance, mais il traite plutôt de la morale sexuelle, nous donnant des conseils sur comment boire ou copuler, et déclare à ce sujet : « Les chrétiens ont plus de raisons d’espérer le guidage [sic] du Saint Esprit dans l’enseignement moral réel que l’Église donne que dans la recherche des arguments qui la justifieraient » (p. 203). Il est certain que si c’est là ce qu’il faut attendre d’un livre sur la philosophie morale, il vaut mieux prêcher l’abstinence philosophique.

Hare, quant à lui refuse, la thèse selon laquelle les impératifs éthiques ne sont justifiés que par les commandements divins. « Quelle est, demande-t-il, la différence entre le fait qu’il y a un Dieu transcendant qui écoute les prières et dirige les événements en conséquence, et le simple fait que les événements aient lieu ? Aucune. » Il est certain que si le réalisme des valeurs défendu par les thomistes n’a pas d’autre justification, alors il vaut mieux y renoncer. Hare a voulu construire une éthique rationaliste pour soustraire l’éthique à la religion et au sentiment, et il a bien raison. Cela l’a conduit à refuser aussi bien l’intuitionnisme de Moore que le théisme et le sentimentalisme issu de Hume.

La vraie morale ne se moque pas de la morale

Alec Guiness dans « Le pont de la rivière Kwaï » (1957)

Mais si nous avons des raisons d’agir moralement, ces raisons doivent être objectives. Il n’est pas sûr que le prescriptivisme le garantisse. Et le prescriptivisme rationaliste peut-il simplement se passer de concepts comme ceux de bien et de vertu ? Hare lui-même admet que la pensée morale a deux niveaux : l’un soumis à la règle d’or, mais destiné à des archanges, et l’autre, plus humain, associé à des réponses émotionnelles, où des concepts descriptifs comme ceux de courage ou de prudence peuvent s’appliquer. Le colonel Nicholson incarné par Alec Guiness dans le film Le pont de la rivière Kwaï considère de son devoir de construire le pont voulu par les Japonais, mais quand il réalise ce qu’il a fait lorsque le pont est dynamité, il comprend, mais un peu tard, que ce qu’il jugeait devoir faire n’était pas, dans la réalité, ce qu’il était bien de faire (3).


  1. Voir Le bien naturel, publié en 2014 par Labor et Fides. Sur les remarquables femmes philosophes de cette génération à Oxford (Anscombe, Midgley, Foot, Murdoch) voir Metaphysical Animals: How Four Women Brought Philosophy Back to Life de Clare Mac Cumhaill et Rachael Wiseman, Chatto & Windus, 2022.
  2. Un autre livre de Hare a été traduit, Penser en morale. Entre intuition et critique, Hermann, 2019. Voir aussi Jean-Yves Goffi (dir.), Hare et la philosophie morale. Recherches sur la philosophie et le langage, n° 23, Vrin, 2005.
  3. Hare a pu connaître de telles situations, car il marcha dans la jungle birmane vers la rivière Kwaï avec le contingent anglais en 1942, fut fait prisonnier et passa trois ans dans un camp japonais.

Tous les articles du numéro 171 d’En attendant Nadeau