Nizon critique d’art

Si la maquette de couverture donne un peu l’impression que le recueil d’écrits sur l’art de Paul Nizon que publie Actes Sud est livré avec la poussière dessus, on serait mal avisé de juger à son enveloppe une véritable œuvre de critique qui, en l’occurrence, a précédé celle de l’écrivain.


Paul Nizon, Le regard ramassé. Une anthologie de l’art moderne. Trad. de l’allemand (Suisse) par Frédéric Joly. Actes Sud, 384 p., 24 €


« Irais-je jusqu’à affirmer que l’écrivain que je suis a fait son apprentissage auprès de l’art de la modernité ? », se demande Nizon à la fin de son avant-propos. C’est possible, mais la liaison devra alors être envisagée avec les mêmes précautions que celles dont il use pour tisser entre les artistes des relations aussi discrètes que fondamentales. En se diffractant au gré de textes essentiellement monographiques, sa réflexion sur l’art et sur la modernité accède à cette qualité rare d’une pensée qui fait gagner ses objets en cohérence sans négliger en rien leur diversité. Au contraire, là aussi, de ce que laisserait présager son titre, Le regard ramassé (le titre original allemand, Sehblitz, est plus « foudroyant ») est donc tout autre chose qu’une compilation de formules définitives, quoique son auteur cherche bel et bien aussi à en livrer.

Le regard ramassé : Paul Nizon critique d'art

En écrivant, par exemple, que, dans la peinture du Douanier Rousseau, « le saisissant s’impose dans l’indéterminable », on pourrait penser que Nizon affirme ; en réalité, il ramasse, et concentre, ce faisant, l’attrait visuel et la faiblesse plastique de cette peinture, « comme si Rousseau avait créé avec des moyens enchanteurs de pures représentations de substitution et des formes vides prodigieusement ouvragées, des contenants attendant de contenir ».

Or, cette remarque émise en 1961 (la plupart des textes datent de la fin des années 1950 jusqu’aux années 1970) prend une autre portée quatre ans plus tard, lorsqu’on la cheville cette fois à ce qu’écrit Nizon de la peinture de Nicolas de Staël (et ce genre de comparaison justifie l’opportunité d’une anthologie critique). Il estime en effet qu’« il n’est pas exagéré de dire qu’ici les formes et les objets ont une contenance », en ce que le peintre instaure « un rapport effectif avec la réalité », et non, comme Rousseau, une relation affective avec l’ailleurs.

Le regard ramassé : Paul Nizon critique d'art

« Paysage » de Nicolas de Staël (1953) © CC2.0/Pedro Ribeiro Simões/Flickr

Cette différence éclaire la position marginale du Douanier Rousseau aussi crument que l’« attitude tragique » de Nicolas de Staël. Lequel « partage beaucoup avec Van Gogh », comme l’écrit Nizon, parce que « tous deux aspirent à conjurer l’effroi et le prodige de l’existence nue, à témoigner de l’ici et maintenant, du moment présent ».

Cette aspiration, cette conjuration, Nizon l’avait cependant découverte quelques années auparavant avec les abstraits états-uniens, à cette différence (capitale) près que la contenance de Nicolas de Staël tend à se spatialiser là où la leur utilise l’espace pour se temporiser. À rebours de ce qui se lit régulièrement à l’époque où Nizon émet ses observations, en 1959, l’usage du grand format par les peintres états-uniens ne tient pas à quelque « posture prétentieuse », mais s’apparente là aussi à quelque « attitude tragique » en ce qu’elle relève à ses yeux « du registre de la consommation du matériau ».

Le regard ramassé : Paul Nizon critique d'art

« Avenue dans le parc de Saint-Cloud » d’Henri Rousseau, dit Le Douanier Rousseau © CC0/WikiCommons

Ainsi chez Clifford Still, où « ce qui se produit dans le tableau est comme extrait tranche par tranche de l’écoulement du temps », tandis que ceux de Sam Francis ou de Mark Rothko, « peints mouillé sur mouillé », ont de ce fait « le caractère d’un lieu de transit ». Un « lieu de transit » analogue non seulement au « moment présent » que cherche à restituer de Staël, mais au « principe transitoire » que l’auteur repère en 1970 chez Ferdinand Hodler, par lequel il vise « à édifier une continuité ». Au sein du répertoire plastique du maître suisse, la continuité a pris la forme de la ronde, comme elle acquit, à la même période, celle du méandre chez Gustav Klimt, de la frise avec Paul Gauguin, et « cette façon de forcer l’infinité dans la profondeur spatiale chez Van Gogh ». Le point commun de ces tentatives n’est pas quelque affectation fin de siècle, insiste Nizon, mais la volonté de « conjurer », là aussi, l’« isolement existentiel » dans lequel la fin du siècle avait conduit ces artistes.

Paradoxalement, cet isolement doit être replacé dans son milieu afin d’être regardé par son côté social, comme l’illustre le cas de Van Gogh. À l’été 1888, ce dernier « pense toujours à des “tableaux pour le peuple” et à un art consolateur », note Nizon, « mais il lui paraît désormais presque plus important de bouleverser – par l’expression – que de consoler ». Après s’être voué à la consolation (par la parole lorsqu’il prêchait dans le Borinage), le peintre fut en Arles tenté par le bouleversement – que l’expression plastique de la couleur en particulier rendait tout à coup inquiétant et désirable. « La courte vie de Vincent Van Gogh est le parcours d’un homme qui rêvait de trouver et de changer non l’art, mais les êtres humains, et qui a dû se rabattre sur l’art », observe Nizon.

Le regard ramassé : Paul Nizon critique d'art

« Avenue à Arles avec des maisons » de Vincent Van Gogh (1888) © CC0/WikiCommons

Or celui qui se voue à bouleverser ne peut longtemps conserver sa place dans la société, et, si l’art peut apparaître comme un refuge, il ne saurait être une consolation, ni l’artiste consoler ses semblables ; d’où sa condition d’isolé. Peut-être existe-t-il cependant une corrélation intime et nécessaire, qu’a pu déceler Hannah Arendt, entre le fait que l’artiste s’isole du monde et le fait qu’il soit le seul à « croire au monde ». La peinture de Nicolas de Staël, telle que l’interprète pour sa part Nizon, apparaît en ce sens comme « une ultime tentative de redresser à notre époque l’image plastique de l’homme – et, ce faisant, l’humanisme. Son art lui montrait – et nous montre – que l’espace non dimensionné de notre conscience, que l’ouvert sans limites dans lequel nous vivons engloutissait l’échelle humaine. Pour cette raison même, son œuvre doit être comptée parmi les peintures héroïques, tragiques ».

À cet égard, Van Gogh, à qui Nizon a pourtant consacré sa thèse, occupe dans ses écrits publiés une place moins décisive que de Staël. C’est en effet à partir de ce dernier qu’il met au jour une véritable lignée d’artistes – parmi lesquels Alberto Giacometti, sur lequel il écrivait encore en 2016 – qui ont en commun cette préoccupation à laquelle l’après-guerre a conféré une valeur centrale, la question de l’échelle. Si Nicolas de Staël croit encore au monde et à la peinture, encore à la possibilité de représenter l’un par l’autre – et s’il n’est sur ce point peut-être pas le seul, il est probablement l’un des derniers –, c’est qu’il juge qu’à défaut de consoler, l’acte de peindre aurait du moins cette vertu réparatrice de montrer que le monde reste à l’échelle de l’homme. Ce qui reviendrait peut-être à prouver la beauté, ou du moins à la trouver.

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