Intelligente, très bien construite, cette exposition du musée d’Orsay s’intitule Le Douanier Rousseau, l’innocence archaïque. La recherche artistique d’Henri Rousseau (1844-1910) se révèle « anticlassique ». Singulière, étonnante, sa création marque un tournant décisif dans la première décennie du XXe siècle ; elle tisse l’archaïsme et la modernité, l’artisanal et l’artistique, l’ingénuité et l’invention, la perspective bouleversée et un réalisme magique.
Le Douanier Rousseau, l’innocence archaïque, au Musée d’Orsay. 22 mars – 17 juillet 2016.
Catalogue de l’exposition sous la direction de Gabrielle Belli et Guy Cogeval. Musée d’Orsay-Hazan, 272 p., 154 ill., 42 €
Gilles Plazy, Le Douanier Rousseau. Un naïf dans la jungle. Gallimard Découvertes, 144 p., 15,50 €
Dans l’exposition, tu découvres les « portraits-paysages ». En 1890, Henri Rousseau se considère un inventeur de portraits-paysages. Son autoportrait s’intitule Moi-même, portrait-paysage (1889-1890). Il peint son « portrait en plein air ». Gigantesque, il se dresse avec son grand béret de peintre, sa palette, son pinceau. Son costume est noir, intense ; à un moment, Gauguin note que les noirs de Rousseau sont « admirables ». Ce noir central est un défi loin de l’Impressionnisme. Derrière le peintre, se trouvent les nombreux drapeaux (aux couleurs pures) du bateau, de multiples cheminées répétées, un pont métallique, la tour Eiffel lointaine, une montgolfière, les nuages blancs qui se dispersent, se découpent. Avec ces détails, Rousseau pense être d’abord « moderne ». Franc-maçon, amoureux de la science et du progrès, il met en évidence les poteaux télégraphiques, les dirigeables, les avions (le biplan de Wright).
Employé de l’Octroi de la ville de Paris, Rousseau avait été, selon son ami Alfred Jarry, un « douanier ». Certains tableaux évoquent Paris, ses banlieues, les pêcheurs à la ligne, les silhouettes anonymes, une allée du parc de Saint-Cloud, des petites maisons isolées et mystérieuses. Ce serait des lieux simples et étranges, des volets fermés, des perspectives déplacées et désorientées. Tu penses alors à Arthur Rimbaud (Une saison en enfer, 1873) : « J’aimais les peintures idiotes, des portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs. » Ce sont aussi les tableaux des créateurs italiens : Giotto, Uccello, Piero della Francesca, les perspectives décalées. Ou bien le critique Louis Vauxcelles (Gil Blas, 1905) précise : « M. Rousseau a la mentalité rigide des mosaïstes byzantins, des tapisseries de Bayeux. »
Sans cesse, Henri Rousseau est passionné par la nature ; il la peint telle qu’elle est perçue : « Croiriez-vous (dit-il) que quand je vais à la campagne et que je vois le soleil, cette verdure, ces fleurs, je me dis parfois : c’est à moi tout ça ! » En 1911, dans un livre, Wilhelm Uhde remarque : « Rousseau est en face de la nature comme un enfant. Pour lui, elle est chaque jour un événement nouveau dont il ignore les lois. A ses yeux, derrière les phénomènes quelque chose d’invisible en est, pour ainsi dire, l’essentiel. » Et, en 1920, Robert Delaunay (qui a été un ami fidèle de Rousseau) précise : « Rousseau multiplie les contrastes en additionnant les gammes des verts d’une richesse qui atteste sa connaissance quasi-scientifique du métier. »
À bien des moments, Henri Rousseau propose des bouquets (dans les vases), des natures mortes. Le grand peintre italien Giorgio Morandi (1890-1964) l’admire : « Ne vous y méprenez pas, c’est beau come du Cézanne, même si c’est autre chose. (…) Rousseau était un peintre plus intelligent, un vrai peintre. » En 1957, André Breton affirme : « C’est sans doute à propos de Rousseau qu’on a pu parler pour la première fois de “réalisme magique.” »
Certains tableaux d’Henri Rousseau proposent des enfants solitaires, mélancoliques, inquiets, qui jouent avec les poupées ou un polichinelle. Chez Diego Rivera, chez Picasso, chez certains peintres américains du XIXe siècle, Chez Carlo Carrà, les enfants ne sont pas joyeux. Immobiles, ils rêvent à des jeux inconnus, à un avenir indécis.
En 1894, Henri Rousseau expose au Salon des Indépendants une peinture terrible qui s’intitule La Guerre ou La Chevauchée de la discorde ; une jeune amazone tient un sabre au clair et une torche. Elle est la Guerre, ou bien la Haine, ou encore la Mort. Rousseau a noté : « Partout où passait le mystérieux cheval noir, un malheur s’abattait, un délit était commis. » La jeune déesse crie ; elle chevauche l’immense cheval sombre qui s’envole au-dessus des cadavres blêmes, dépecés, lacérés. Des corbeaux attaquent les corps déchiquetés. Apparaissent le rouge du sang, celui de la langue du cheval, celui des nuages inquiétants. La redoutable déesse est peut-être une Walkyrie ou encore une divinité canaque, inexorable. Et Rousseau évoque la Dangereuse : « Elle passe effrayante, laissant partout le désespoir, les pleurs et la ruine. » Dans L’Art littéraire (mai-juin 1894), Alfred Jarry écrit : « La Guerre sur l’horizontalité hérissée de son cheval effrayé, par-dessus des cadavres translucides des axolots. » Et Louis Roy (Le Mercure de France, mars 1895) est un ami de Jarry et son texte assez long s’intitule La Guerre (un isolé, Henri Rousseau).
Surtout, les jungles, les territoires exotiques du Douanier Rousseau fascinent et enchantent : des paradis voluptueux et souvent saugrenus, les fauves dévorants, les singes sagaces et farceurs. Après la mort de Rousseau (le 2 septembre 1910), tu lis le même mois, dans la revue italienne La Voce, un article d’Ardengo Soffici (peintre et critique italien) ; et le texte sera repris dans Le Mercure de France. Soffici écrit : « Sur les branches en fleurs se balance un singe ; et des oiseaux de neige ou de flamme s’y reposent en écoutant. Fleurs horribles, espèces de lotus ou de nénuphars monstrueux, feuilles rondes et velues, feuilles veinées de rose comme celles de la vigne turque, ou pointues comme des baïonnettes s’élèvent du sol bouillant et fertile, vers un ciel de perle, dans un silence ami de la lune. »
Les jungles de Rousseau sont étouffantes et voluptueuses, parfois féroces. Elles envoûtent. Sous la lune ronde, la charmeuse obscure joue de la flûte : La Charmeuse de serpents (1907). Ève (v.1906-1907) : la femme nue et le serpent flirtent. Le Rêve (1910) : sur un divan Louis-Philippe, la femme nue s’allonge ; les fauves sages s’étonnent et leurs yeux sont éblouis. Joyeux farceurs (1906) : les singes jouent, espiègles, un bizarre gratte-dos et une bouteille de lait renversée. Le Lion, ayant faim, se jette sur l’antilope (1898-1905) : le meurtre est observé par le hibou et le léopard…
Un jour, Henri Rousseau remarque qu’il peint vingt-deux nuances du vert pour une jungle. Il adore le pluriel : les feuilles variées, les branches qui s’entrelacent, les poils des singes, les taches du léopard. Les surfaces du tableau sont lisses, soignées, moirées. Robert Delaunay insiste en 1920 : « Rousseau prend figure à côté des maîtres qui annoncent l’art moderne et parfois les domine par sa grande foi, sa naïveté et son sens du style. (…) Il faut l’étudier par rapport aux autres peintres de notre époque : les destructeurs et les constructeurs. Il a plané. »
Quand il invente les jungles, il n’a jamais voyagé loin de la France. En novembre 1908, à l’occasion du banquet offert à Rousseau par Picasso dans son atelier du Bateau-Lavoir, Apollinaire évoque les voyages imaginaires du peintre : « Tu te souviens, Rousseau, du paysage aztèque,/Des forêts où poussaient la mangue et l’ananas,/Des oiseaux répandant tout le sang des pastèques/Et du blond empereur qu’il fusilla là-bas. » Non, Rousseau n’a jamais été militaire au Mexique. Il se promenait dans le Jardin des Plantes. Il dit, un jour : « Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais quand je pénètre dans ces serres et que je vois ces plantes étranges des pays exotiques, il me semble que j’entre dans un rêve. »
Tu ne sais pas si Sigmund Freud a pu regarder des jungles peintes d’Henri Rousseau. Mais en 1938, Freud a écrit une note : « Avec les névrosés, on est comme dans un paysage historique, par exemple dans le jurassique. Les grands sauriens continuent à s’ébattre et les prêles sont hautes comme des palmiers. »