Une vérité peut en cacher une autre

Passons sur le fait que ce gros livre de James Poskett, spécialiste britannique d’histoire des sciences, souffre d’une traduction lourde dont on n’a pas éliminé les faux amis (« emphasis » ne veut pas dire « emphase », mais « accent mis sur » par exemple) et d’un style terriblement répétitif. Il est suffisamment riche en informations bienvenues à propos de l’état pré-scientifique des cinq parties du monde (on y apprendra beaucoup sur les connaissances botaniques approfondies des peuples dits abusivement « primitifs », sur l’importance de l’observation astronomique en Mésopotamie, mais aussi dans la pensée aztèque ou chinoise, sur l’agriculture raisonnée de l’univers précolombien) pour que son utilité documentaire soit incontestable.


James Poskett, Copernic et Newton n’étaient pas seuls. Trad. de l’anglais par Charles Frankel. Seuil, 512 p., 25 €


Non, là où le bât blesse, c’est lorsque James Poskett – dont on sent à chaque page la volonté fervente de réviser la doxa qui fait remonter l’invention de la science à la Grèce classique puis hellénistique et, après le grand creux produit par l’effondrement de l’Empire romain puis l’expansion d’une vision du monde aristotélicienne adoptée par le dogmatisme fixiste chrétien, à la Renaissance scientifique des Galilée, Copernic et Newton, c’est-à-dire à l’Occident – entreprend de réfuter systématiquement cette doxa.

Copernic et Newton n’étaient pas seuls, de James Poskett

La statue de Copernic à Toruń, sa ville de naissance en Pologne (1920) © Gallica/BnF

Poskett pense démontrer que la recherche en matière de sciences a toujours été universelle et que son essor fulgurant autour du XVIe siècle en Europe reste incompréhensible si on ne le met pas en rapport avec le formidable brassage des cultures qu’ont fourni aux Européens, via voyageurs et conquérants occidentaux, la connaissance et l’exploitation des acquis de continents jusqu’alors inconnus (les Amériques) ou très mal connus (l’Extrême-Orient, l’Afrique).

Ce faisant, il valorise à juste titre (il n’est pas le premier) l’importance des grandes découvertes qui apportent à l’Europe plantes nouvelles, médecines, hommes aux habitudes, savoirs et mœurs différents, et il rappelle opportunément le rôle essentiel que les royaumes musulmans et leurs bibliothécaires ont joué dans la conservation du « miracle grec ». Des flux incessants de « merveilles », à partir de Marco Polo puis des conquistadors, viennent en effet exciter la curiosité occidentale et lui faciliter, sous la forme d’objets manufacturés, de catalogues d’étoiles, de produits, d’animaux, une expansion prodigieuse de l’univers mental.

Copernic et Newton n’étaient pas seuls, de James Poskett

Affiche pour « Le Ciel, notions d’astronomie à l’usage des gens du monde et de la jeunesse », ouvrage d’Amédée Guillemin publié en 1861 © Gallica/BnF

Mais ce déferlement matériel induit-il nécessairement un redémarrage de la pensée scientifique objectivement endormie depuis les génies grecs de l’école de Milet, ceux qui comprirent dès le VIIe siècle avant J.-C. des choses pas du tout évidentes : que la terre était ronde et suspendue dans l’air, qu’elle tournait autour du soleil et autres babioles, mais surtout que l’on pouvait, que l’on devait examiner, observer, raisonner librement à partir de la nature seule et laisser les dieux s’amuser dans leur coin car, puisqu’ils ne s’intéressent pas aux hommes, les hommes n’ont pas non plus à se soucier des dieux.

Citons l’auteur, page 58 : « La révolution scientifique commence par la découverte et la colonisation des Amériques, et les nouveaux liens tissés entre l’Europe et un monde élargi ; […] Le développement de l’histoire naturelle, de la médecine et de la géographie fut étroitement lié aux objectifs politiques et commerciaux de l’Empire espagnol dans le Nouveau Monde. Les cartes ont servi à revendiquer les territoires découverts, où les explorateurs cherchaient des plantes et minerais de valeur. Ces efforts déployés pour conquérir et coloniser les Amériques ont lancé une transformation non seulement des connaissances, mais surtout de la manière de les acquérir ».

Des connaissances, d’accord, de la manière de les acquérir, non. Je ne suis pas coutumier des citations et m’excuse pour la longueur de celle-là. Mais elle illustre parfaitement l’erreur de raisonnement qui rend caduque la thèse de tout le livre, car elle se répète en chacun de ses chapitres : en quoi l’apport de matériaux objectivement nouveaux aux connaissances géographiques, médicinales, pratiques (notamment pour le développement du commerce), en quoi la prédation des richesses, favorisent-ils les progrès intellectuels nécessaires à l’accroissement des sciences ?

Copernic et Newton n’étaient pas seuls, de James Poskett

© D. R.

Est-ce de l’Espagne des rois catholiques, gavée de richesses matérielles mal acquises, qu’est issue la Renaissance de la spéculation scientifique ? S’il fallait le démontrer et non l’affirmer sans preuves, on s’apercevrait aussitôt que c’est faux. La recherche scientifique se fonde sur 10 % de connaissances factuelles et sur 90 % d’efforts conceptuels réellement neufs, qui dépendent essentiellement du plein exercice d’une liberté sans entraves, qu’il s’agisse d’observation, d’expérimentation ou, surtout, de ce type de ratiocination intérieure et gratuite qu’Einstein appelait « expériences de pensée ».

Pendant des siècles, les astronomes chinois ont scruté le ciel, et compilé des volumes d’observations remarquablement exactes compte tenu des instruments dont ils disposaient. Mais quand les jésuites sont arrivés en Chine, ils ont constaté avec effarement que ces savants astronomes pensaient toujours, près de deux mille ans après Anaximandre de Milet, que la Terre était plate. C’est qu’ils se servaient de leurs découvertes astronomiques uniquement pour gratter des carapaces de tortues craquelées au feu et pour en tirer des prédictions à l’usage de l’empereur. Faites lever le nez vers les cieux à dix mille cartomanciennes, il n’en sortira pas la gravitation quantique à boucles.

Copernic et Newton n’étaient pas seuls, de James Poskett

À Lyon (2007) © Jean-Luc Bertini

Ce qui m’amène à Carlo Rovelli, l’un des inventeurs de cette théorie grandiose (et encore non démontrée), admirable physicien et historien des sciences. Dans le numéro spécial de janvier/mars 2023 de Sciences et Avenir, il déclare : « [À Milet] l’idée germe qu’on peut remettre en discussion des choses apprises des maîtres, sans pour autant tout abandonner, et que l’on peut trouver des réponses grâce à un débat rationnel. Dans les autres civilisations, en Chine, par exemple, où le pouvoir impérial s’est très tôt doté d’un institut d’astronomie, il n’y a jamais eu cette féconde remise en question des acquis qui a fait démarrer la science occidentale ».

Démarrer puis redémarrer à la Renaissance, voilà, tout est dit : ni Dieu ni maître. Tout totalitarisme, religieux en particulier, ce qu’illustre bien le cas de Galilée, est l’ennemi mortel de la pensée scientifique, cette branche surplombante de la pensée tout court. Regarder les phénomènes en profondeur et puis raisonner sans préjugés sur eux, tel est le miracle grec. Il fallut la remise en cause du dogmatisme religieux en Occident pour que Prométhée dérobât à nouveau l’étincelle. La chose s’est produite deux fois à l’Ouest et nulle part ailleurs.

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