Penser est un bonheur

Faut-il aimer la science pour lire le livre de Carlo Rovelli, aimer au moins la physique, discipline tout à la fois spéculative – comme les mathématiques – et expérimentale (le concret n’est jamais loin) ? Oui, sans doute, ou plus exactement être incapable de concevoir une culture générale coupée de ce soubassement indispensable à toute pensée : la tentative de comprendre un peu le monde où nous sommes, le monde que nous sommes, inséparables du tout. Disons alors qu’il faut aimer penser, tout simplement.


Carlo Rovelli, L’ordre du temps. Trad. de l’italien par Sophie Lem. Flammarion, 280 p., 21 €


Discipline ardue que la physique, mais source des plaisirs intellectuels les plus intenses, que Carlo Rovelli, père d’une théorie cosmologique difficile et aujourd’hui non prouvée par l’expérience, la gravitation quantique à boucles, et néanmoins auteur du bestseller inattendu Sept brèves leçons de physique (Odile Jacob, 2015) ainsi que de quelques autres merveilles, tel son Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique (2011, traduit en français en 2015 aux éditions Dunod), que je vous recommande, excelle, sinon à faire intégralement partager (il faudrait être aussi savant que lui), au moins à laisser entrevoir dans leur miroitement enivrant.

Car cela enivre de penser, c’est même la seule ivresse (avec celle de l’enlacement érotique) dont la détumescence ne soit pas accompagnée de niaise tristesse mais d’allégresse. Post coïtum animal triste, les imbéciles ! Eh bien ! une bonne séance d’irrigation du cerveau par l’exercice de la pensée, c’est pareil.

Le livre traite du sujet le plus insaisissable : le temps sans contours repérables et sans corps, un pseudo-réel fantomatique dans lequel nous baignons, qui nous échappe, nous interdit de fait tout retour en arrière sauf via l’incertain et décevant souvenir, et qui pourtant, dans un paradoxal double mouvement, nous enserre (nous étouffe) et nous fuit. Un objet plus philosophique que matériel. Une réalité scientifique reposant sur les piliers de quelques données solides ?

C’est là qu’interviennent les résultats contre-intuitifs de la recherche en physique la plus moderne, celle qui s’élabore sous nos yeux, dans le sillage certes des grands découvreurs anciens – et parmi eux Einstein, quoique le plus récent, et celui dont mille expérimentations reproductibles ont avéré les conclusions –, résultats que l’emballement vertigineux des avancées actuelles rend chaque jour plus excitants pour, précisément, la pensée.

Carlo Rovelli, L’ordre du temps

S’attaquer à la question du temps, pour la recherche la plus pointue qui se pratique quotidiennement dans les lieux, notamment universitaires, où l’on n’a pas peur, tout bonnement, de penser l’univers que d’autres, dans des laboratoires mieux financés, ne travaillent qu’à détruire, prendre à bras-le-corps le concept de temps, c’est aujourd’hui presque complètement l’effacer. Aboutir – en s’appuyant notamment sur les révolutions intellectuelles successives qui, de Boltzmann à Einstein puis aux architectes de l’édification quantique du réel, ont arraché au temps toutes ses prérogatives, sa direction (la fameuse flèche), ses « certitudes » que l’on croit très anciennes mais qui remontent en réalité à Newton (existence d’un temps absolu où se produisent en majesté les phénomènes immuables de la gravitation), sa continuité (alors que la théorie des quanta découpe la durée en granulations distinctes) – à faire du temps des horloges, y compris les plus précises, une commodité locale dont les physiciens du cosmos n’ont plus besoin.

Pour eux, pour la solidité de leurs hypothèses, les notions de passé, présent et avenir ont perdu toute pertinence et sont à vrai dire désormais dépourvues de sens. Pourtant, dans l’idée de « presque complètement » effacer le temps, il subsiste tout de même un « presque ». C’est l’exception de l’entropie, terme inventé au XIXe siècle par l’allemand Clausius lecteur du physicien français Sadi Carnot, et développé par l’allemand Boltzmann, concept fondamental de la thermodynamique selon lequel la chaleur ne peut passer d’un corps froid à un corps chaud. L’univers va toujours de l’ordre au désordre, de l’immobilité (relative) des éléments microscopiques qui le composent, de la stagnation à l’agitation moléculaire, d’une entropie basse (un système ordonné) à une entropie plus haute (le flou, le désordonné). Il y aurait donc une « équation de la flèche du temps » que synthétise le deuxième principe de la thermodynamique. Sans l’existence de cette flèche, l’univers constitué, nous compris, non de « choses » statiques (qui n’existent pas) mais d’une infinité de « mouvements », à toutes les échelles, ne pourrait être.

En somme, dans ce qui est, tout est affaire d’ordre et de désordre, ce dernier seul étant du côté de la vie qui est dépense, non d’énergie (celle-ci se conserve en se transmuant en différentes formes), mais d’entropie, la métamorphose de la chaleur, forte et homogène dans le passé (entropie basse) en divers mouvements qui sont le monde, et que nous sommes.

Est-ce que cela rétablit un temps universel au sens de Newton, ou devons-nous plutôt nous fier à Aristote, pour qui le temps n’était que « la mesure du changement » (p. 83) ? La philosophie de ce petit livre d’une richesse inouïe d’exposition (les conclusions scientifiques d’ores et déjà avérées) et de spéculation (les projections risquées vers de nouvelles vérités possibles) semble pencher dans la direction indiquée par Aristote, sans pour autant répudier Newton. Mais les questions se pressent sur la langue du lecteur, qu’il voudrait bien poser à l’auteur, naïves le plus souvent, irritantes quelquefois peut-être, à propos par exemple des paradoxes apparents de l’entropie, dont le soleil qui nous chauffe et permet seul la vie sur notre médiocre planète est une réserve basse, donc ordonnée, alors que les photos de sa couronne, aux yeux du profane, montrent une prodigieuse agitation qu’on attribuerait plutôt intuitivement à un excès d’entropie (non, ce paradoxe-là, je comprends sans pouvoir me l’expliquer qu’il doit avoir une explication simple). N’importe, c’est un frénétique mouvement de la pensée (il nous échauffe au sens strict les méninges) qu’induit un texte si intelligent qu’il nous convierait presque à croire que nous le sommes aussi, un peu.

Carlo Rovelli, L’ordre du temps

Quoi qu’il en soit, la dernière partie du livre, la plus spéculative, la plus difficile dit l’auteur (je ne trouve pas : pour un infirme en mathématiques élémentaires comme je le suis, ce sont plutôt les rappels du début qui sont douloureux), réaffirme fortement que, nonobstant la flèche orientée de l’entropie toujours croissante (que se passe-t-il alors dans les expériences fondamentales autour du zéro dit absolu, où l’on mobilise une énergie considérable pour refroidir une particule au point de presque l’immobiliser, donc de conduire le milieu fermé où elle se meut dans un état d’entropie minimale ? encore une question idiote, je m’en excuse…), en quelque sorte, dans l’univers redessiné par la physique contemporaine, il n’y a en effet plus de temps. Sauf…

Sauf celui que nous fabriquons nous-mêmes, créatures fugaces, dans les replis, encore nébuleux pour la science, de nos neurones inquiets, et qui vaut bien l’ancien temps newtonien, mais dans un autre ordre, celui de la sensibilité et de l’amour humains. Il est temps de dire que le travail éblouissant de Carlo Rovelli, qui l’emporte si évidemment sur tant d’œuvres romanesques mal fagotées grâce à la présence, au revers intime de chacune de ses pages, d’une culture littéraire, musicale et bien sûr philosophique de première main, ne serait pas, sans conteste, l’un des plus beaux livres de l’année, si l’auteur délibérément n’y avait adopté l’attitude dénuée d’arrogance magistrale qui n’est permise qu’aux plus grands. C’est là le livre d’un humain, un peu plus brillant que tous les autres, mais qui n’oublie jamais de rappeler son identité avec tous les autres.

Livre de bonne foi, comme disait Montaigne, fête de l’intelligence en acte mais aussi du cœur, vous qui lisez encore (autrement que sur l’écran où paraissent ces lignes), achetez-le et offrez-le à ceux et à celles pour qui le cours des idées, à jamais, l’emporte sur celui de la Bourse.

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