Le kabbaliste et le révolutionnaire

Dans les soubresauts qu’a connus l’Allemagne de Luther, les affrontements ont pris un tour indissolublement politique et religieux. Deux grandes figures ont laissé une trace dans l’Histoire. Humaniste chrétien, comme Érasme, Jean Reuchlin s’oppose à ceux qui veulent brûler tous les livres juifs. Simple prédicateur, Thomas Münzer prend la tête d’un soulèvement populaire qui va rester dans la mémoire collective comme la première révolution européenne.


Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution. Préface de Thierry Labica. Trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac. Amsterdam, 336 p., 19 €

Johannes Reuchlin, Les Bésicles (1511). Trad. de l’allemand et du latin par Hélène Feydy et Delphine Viellard. Suivi de Philipp Melanchton, Vie de Reuchlin (1522). Trad. de l’allemand par Jean-Christophe Saladin. Les Belles Lettres, 450 p., 55 €


Si le nom de Johannes Reuchlin (1455-1522) est aujourd’hui moins connu que ceux d’Érasme et de Pic de la Mirandole, de qui il fut proche, son importance dans l’histoire de la pensée européenne n’est pas négligeable. On le nomme à propos de ce qu’il est convenu d’appeler la « kabbale chrétienne », dont il serait le principal penseur du fait de son De arte kabbalistica. Cette notion de « kabbale chrétienne » séduit en particulier les amateurs d’ésotérisme qui s’autorisent ainsi un judaïsme catholique aussi cohérent qu’un morceau de « fer en bois », comme dirait Heidegger. La position de Reuchlin est beaucoup plus subtile et cohérente que cela.

Reuchlin et Münzer : le kabbaliste et le révolutionnaire

Sculpture représentant Johannes Reuchlin devant l’église-château de Pforzheim

En 1508, à l’instigation du converti Pfefferkorn, les dominicains et le Grand Inquisiteur Hochstraten veulent obtenir de l’empereur Maximilien l’ordre de brûler les livres hébreux. À la demande des juifs, l’empereur soumet la question à une commission de théologiens (catholiques, donc). Seul d’entre ceux-ci, Reuchlin répond par la négative. S’ensuivent dix ans d’une vigoureuse polémique qui touche toute l’élite intellectuelle de l’Europe et au terme de laquelle l’illustre humaniste de Pforzheim finira, en 1520, par être condamné (une semaine avant Luther), son livre brûlé mais pas lui car le pape s’efforce de le protéger. Les intellectuels européens étaient d’autant plus sensibles à cette polémique qu’ils avaient lieu de craindre eux aussi les attaques de l’Inquisition. Reuchlin apparut ainsi comme l’humaniste par excellence.

Son raisonnement était fondé sur deux arguments d’ordres différents. Le premier, juridique, était que les juifs ne pouvaient être passibles de l’Inquisition mais des seuls tribunaux civils. Il lui valut la réputation de « défenseur des juifs ». Le second argument, moins politique, touche le sens même du christianisme. Reuchlin est en effet un des très rares humanistes chrétiens de son temps à savoir l’hébreu, qu’il a appris à la suite de Pic de la Mirandole et de façon plus approfondie. Cette connaissance de l’hébreu – qu’Augustin jugeait tout à fait inutile à un chrétien – lui fait mesurer l’importance théologique que peut avoir, même pour le christianisme, cette Bible juive dans laquelle les chrétiens ne voient qu’un prélude au dévoilement de la Vérité dans le Nouveau Testament.

Reuchlin et Münzer : le kabbaliste et le révolutionnaire

Une ville assiégée pendant la guerre des Paysans (début du XVIe siècle) © Gallica/BnF

Lisant en hébreu la « Bible de l’Ancien Testament », Reuchlin accède aux « divines écritures telles qu’elles ont été prononcées par la bouche de Dieu ». Le bon chrétien qu’il est se livre aux méthodes de lecture que pratiquent les kabbalistes (juifs) et lit dans ces pages décisives l’annonce de la venue de Jésus en messie. On a donc parlé à son propos d’un « kabbaliste chrétien » là où il s’agissait plutôt d’enrichir le christianisme en lisant dans l’Ancien Testament les secrets de la parole divine, au premier rang desquels l’annonce de la venue du Sauveur. Malgré sa condamnation par l’Inquisition et la Sorbonne qui ont réussi à faire brûler son livre, Reuchlin a gagné là où Pic de la Mirandole avait échoué : la Bible juive et le Talmud ont été imprimés en hébreu à partir de 1516 à Venise, et donc sauvés.

Le livre que publie aujourd’hui toute une équipe des Belles Lettres rend admirablement hommage à celui qui fut aussi le fondateur des études de grec en Allemagne, et dont le prénom est souvent mentionné sous sa forme francophone car il a aussi beaucoup vécu en France. Les Bésicles réunit plusieurs textes, écrits les uns en allemand et les autres en latin, et présentant l’affaire dans l’enchaînement des événements et les échanges d’arguments. Avec, surtout, ceux de Reuchlin contre l’autodafé de « tous les livres des juifs » ainsi que sa réponse à ses détracteurs.

Puisqu’il s’agit sur ce dernier point d’une argumentation théologique, elle est écrite en latin, langue des savants, tandis que les argumentations juridico-politiques destinées à l’empereur et aux princes sont rédigées en allemand. En latin sont aussi les condamnations de Reuchlin par la Sorbonne et par le pape Léon X. La différence entre le politique et le religieux se manifeste ainsi dans celle des langues, sachant que Reuchlin met en avant un argument juridico-politique (les juifs ne sauraient relever de l’Inquisition) et un argument théologique : l’hébreu est la langue originelle de la Bible. En même temps qu’il défend les juifs, il enrichit la théologie chrétienne – ce dont la Sorbonne ne lui sait pas gré, aveuglée qu’elle est par la virulence d’un antijudaïsme qu’elle partage avec Luther.

Reuchlin et Münzer : le kabbaliste et le révolutionnaire

Portrait d’Ernst Bloch par Hans Neubert (1977) © CC3.0/Fedor Bochow/WikiCommons

Quatre siècles séparent Jean Reuchlin d’Ernst Bloch, et leur seul point commun objectif est d’avoir enseigné un temps à Tübingen. On pourrait ajouter que tous deux ont rencontré des difficultés avec l’esprit d’orthodoxie et que, pourtant, les chrétiens auraient lieu de leur être reconnaissants de leur travail. En 1921, Ernst Bloch publiait un Thomas Münzer, théologien de la révolution. Ce livre était comme « l’appendice » de L’esprit de l’utopie, cette protestation contre l’apocalypse belliciste écrite entre 1915 et 1917 et publiée une fois la paix revenue, puis modifiée en 1923, après donc cette réflexion sur la manière de réaliser l’utopie, dont la guerre des paysans animée par Münzer peut être tenue pour une illustration convaincante. Ernst Bloch ne joue pas à l’historien. Penseur de l’utopie concrète, il examine un mouvement révolutionnaire dont l’importance historique dans l’Allemagne de Luther peut d’autant moins être surestimée qu’il est fondé sur une lecture millénariste de la Bible.

Lu dans cette perspective prenant en compte le projet général de son auteur, le livre d’Ernst Bloch est passionnant. Ce fut d’ailleurs le premier de ses ouvrages à être traduit en français. Le préfacier de sa réédition aurait pu, pour faire moderne, dire que la guerre des paysans de Münzer était à l’arrière-plan du livre du groupe Wu Ming intitulé en italien Q et traduit sous le titre L’œil de Carafa. Il aurait pu dire le destin politique de ce titre dont s’est autorisé aux États-Unis le groupe QAnon. Universitaire spécialisé dans les études anglophones, Thierry Labica préfère évoquer l’immense fresque de « 14 mètres de haut sur 123 mètres de long » réalisée sur le lieu de la défaite finale du soulèvement de Münzer, à la bataille de Bad Frankenhauser, en Allemagne de l’Est, fresque inaugurée deux mois avant la chute du Mur. Ce qui lui importe est en effet de retracer rapidement la trajectoire de Thomas Münzer considérée en relation avec les enjeux idéologiques de la guerre froide et les approximations d’un anti-totalitarisme qui voit « les germes de l’atrocité nazie » dans ce soulèvement populaire du XVIe siècle. Ernst Bloch n’apparaît que comme un auteur qu’il convient de situer parmi beaucoup d’autres dont l’hétérogénéité impressionne. Cette approche n’est pas choquante en elle-même, à ceci près qu’elle ne regarde Ernst Bloch que de loin, comme un objet étrange.

Reuchlin et Münzer : le kabbaliste et le révolutionnaire

Portrait de Thomas Müntzer. Dessin de Hendrick Frans Verbruggen, gravure de Gaspar Bouttats. Publié dans « Opgang, voortgang en nedergang der ketterijen dezer eeuwen » de Florimond de Raemond (1690) © CC0/WikiCommons

On ne peut en revanche dissimuler l’irritation que suscite ce que l’on appellera la désinvolture de cet éditeur qui présente une nouvelle édition sans indiquer d’aucune manière que, hormis la préface, la dédicace et la table des matières (toutes supprimées), elle reprend celle de 1964. Le procédé n’est peut-être pas contraire aux lois mais il choque par son inconvenance. L’éditeur mentionne certes le nom du traducteur mais il donne à croire que Maurice de Gandillac viendrait d’effectuer ce travail. Comme celui-ci est mort (centenaire) il y a plus de quinze ans, il ne protestera pas mais En attendant Nadeau se doit de rappeler que l’éditeur de cette première traduction était Maurice Nadeau, dans sa collection des « Dossiers des Lettres Nouvelles ». Il aurait été intéressant de rappeler la tonalité de la préface de Rosemarie Ferenczi, qui partait du constat que le « nom d’Ernst Bloch [est] encore peu connu en France. C’est pourtant celui d’un des penseurs les plus vigoureux de notre époque ». En six décennies, ce nom est devenu bien connu avant de sombrer dans une désolante obscurité. La préfacière de 1964 insistait aussi sur le fait que le Thomas Münzer d’Ernst Bloch venait d’être réédité en Allemagne, un an après l’érection du Mur et peu après que les autorités est-allemandes eurent interdit sa revue Deutsche Zeitschrift für Philosophie. C’est une fois réfugié à Tübingen – donc à l’Ouest – qu’il avait fait rééditer ce livre, en manière de pied de nez aux autorités est-allemandes.

Le lecteur d’aujourd’hui ne reçoit pas un livre d’Ernst Bloch mais une nouvelle étude sur Thomas Münzer venant après beaucoup d’autres. Or ce livre a été rédigé bien avant qu’il ne soit question de totalitarisme. Son horizon intellectuel était la Première Guerre mondiale, la révolution russe et le début d’une réflexion approfondie sur « l’esprit de l’utopie ». Il est regrettable de rééditer un tel livre en faisant l’impasse sur ses enjeux philosophiques, politiques et théologiques. Évoquer à son propos le nazisme et le stalinisme, c’est passer à côté de ce que son auteur a tenu à dire d’un soulèvement populaire fondé sur un utopisme politico-religieux. Le thème qui lui est cher de « l’utopie concrète ».

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