Quand le cinéma ne fait plus rêver

Voir Avatar : La voie de l’eau de James Cameron, film en 3D techniquement virtuose, c’est assurément faire une expérience. Au-delà de l’appréciation que l’on peut en faire, elle pousse à s’interroger sur le cinéma lui-même, sur la manière dont on élabore un récit, sur son pouvoir de fascination collective et sur la nature même de l’objet filmique qu’il propose à des milliards de spectateurs dans le monde.


Avatar : La voie de l’eau. Film de James Cameron, avec Sam Worthington, Zoe Saldana, Kate Winslet, Sigourney Weaver, Stephen Lang, Cliff Curtis…


Avatar : La voie de l’eau, le film titanesque de James Cameron, a envahi les salles depuis quelque temps et connaît, est-il besoin de le dire, un succès planétaire. Cinéaste atypique, auteur de cartons du cinéma états-unien – Terminator I & II, le deuxième épisode de la saga Alien, Abyss, Titanic –, Cameron manie avec talent les ressorts et les recettes du film de divertissement et la manière d’orchestrer leur promotion à l’échelle du monde. C’est de bonne guerre, et cela fonctionne d’évidence. Surtout que, qu’on les apprécie ou qu’on les honnisse, ces films ne sont pas dénués d’intérêt, ils sont dramatiquement bien construits, servis souvent par des comédiens talentueux (Kate Winslet, Sigourney Weaver, Ed Harris ou Leonardo DiCaprio) et ils marquent une certaine rupture avec l’air du temps, ils interrogent des formes archétypiques et de grandes questions (certes un peu fourre-tout mais quand même) morales. Tout cela est très hollywoodien, mais c’est de la belle ouvrage comme on dit. Point question ici donc de tomber par principe sur le râble de ce metteur en scène ou de lui faire un procès d’intention comme on en fait souvent, suspicieux (et un peu snob parfois), en raison d’un box-office monstrueux et du dégoût pour ce qui marche trop bien.

Avatar 2 : quand le cinéma ne fait plus rêver

Séance spéciale de « Avatar : la voie de l’eau » au cinéma Cinesa Diagonal de Barcelone © Generalitat de Catalunya

Au contraire, c’est parce que l’objet qu’il propose aujourd’hui, extraordinairement populaire, pose question, fait surgir des réflexions sur la façon dont on raconte des histoires ou dont on regarde le cinéma, sur la manière dont il traite de sujets importants de manière problématique, sur son statut même, qu’il semble utile de s’y arrêter quelques instants (rassurons-nous, pas le temps d’une projection d’Avatar 2 qui dure quand même, rappelons-le, 3h12 !). On s’épargnera de résumer l’intrigue simpliste que la bande-annonce synthétisera bien assez efficacement (et puis tout le monde en parle, donc…), pour partager plutôt quelques cogitations qu’a provoquées ce film à l’impact considérable.

Il faut dire qu’il fait causer, qu’il provoque des débats, qu’on y décèle ou qu’on y critique tel ou tel parti pris ou représentation, qu’on s’interroge sur sa forme même, la 3D, sur ses qualités esthétiques ou même sur sa place dans le monde économique et sur sa diffusion. On discute ou on s’invective par réseaux sociaux interposés sur la représentation des habitants de la planète Pandora en regard de celle des Indiens ou bien des Noirs ou bien des peuples du Pacifique, sur la manière dont le cinéaste et les scénaristes (ils sont cinq, tout de même !) montrent ou transposent les enjeux postcoloniaux, sur le discours écologique béat et quelque peu new age qui paraitra, à toute personne dotée de toutes ses facultés, vraiment d’une conception et d’un simplisme puérils, presque contreproductifs, comme l’explique bien Frédéric Ducarme dans Le Monde.

Cela fait beaucoup pour un produit de divertissement de masse, non ? Alors, certes, ces questions, tout spectateur vaguement malin se les posera, plus ou moins dubitatif, plus ou moins agacé, plus ou moins effondré, devant la niaiserie de certaines représentations ou la mièvrerie des idées ou des dialogues qui font, confessons-le, un peu pâlir. Certes, on voit bien quelles objections lui sont faites et pourquoi… C’est peut-être beaucoup projeter sur un objet en grande partie dicté par la loi du marché et un storytelling bien rodé. Beaucoup de sujets sont davantage laissés dans l’ombre (on se demande un peu ironiquement pourquoi)… Comme le personnage de Spider, espèce de Mowgli blond caricatural au sourire Polydent grotesque qui fait bondir de son fauteuil ; ou bien encore la représentation de la famille idéale (un papa, une maman, quatre enfants – deux garçons deux filles) qui fait carrément grincer des dents… Bref, Avatar : La voie de l’eau, au-delà de son récit propre, celui d’un monde idéal, naturel, menacé par de vilains colonialistes surarmés et bas de plafond, recycle ou s’approprie de facto des enjeux qui travaillent nos sociétés et en propose une figuration très discutable.

Et franchement, cela fait beaucoup de bruit pour rien (ou pas grand-chose) ! Car ce qui pose question ici, ce ne sont ni ces maladresses, ces approximations, ces clichés un peu navrants. C’est bien plutôt, au regard du succès et des milliards, oui milliards, de spectateurs, la forme même de l’objet qui nous est donné à voir. C’est-à-dire que la projection en trois dimensions, via des technologies assez effarantes – on a fait des progrès inouïs depuis le premier opus jusqu’à la fluidité, la qualité des effets, les manières de filmer, le matériel et l’ingénierie stupéfiants nécessaires au tournage (attention, d’ailleurs, à la communication toute faite que la production sert à tout bout de champ sur ce sujet) –, pose problème.

Avatar 2 : quand le cinéma ne fait plus rêver

« Avatar : La voie de l’eau » Photo courtesy of 20th Century Studios. © 2022 20th Century Studios. All Rights Reserved

Car, au-delà de la prouesse technique, que reste-t-il ? Un univers coloré qui est tantôt très réussi – certaines scènes sous-marines contemplatives, la place de la nature et sa mise en volume, notre immersion dans la matière du décor, certains mouvements qui redimensionnent l’espace visuel – tantôt à la limite de la hideur – des couleurs trop criardes, des effets intempestifs ou redondants, une conception de l’espace de l’écran limitée ou orientée à outrance, une surabondance d’effets poussifs. Mais cela resterait encore une affaire de goût ou d’appréciation et, disant cela, on ne dépasserait guère la réaction épidermique (accentuée par la durée du film et une certaine dilatation nauséeuse). Car réfléchir à la forme visuelle que propose Cameron avec un enthousiasme évident revient à considérer comment ces technologies, l’inventivité formelle, induisent une manière de produire de la fiction.

Et c’est là que le bât blesse ! Car on reste ahuri devant la pauvreté scénaristique, la manière dont le récit part dans tous les sens, dévie sans autre raison que de permettre l’emploi d’un outil ou de fournir le plaisir  de montrer, comme dans une forme de documentaire, des choses, des environnements – suivre une espèce de baleine ou des petits poissons, se perdre dans des récifs coraliens ou passer d’éléments en éléments –, jusqu’à l’invraisemblance ou carrément l’abandon de personnages ou l’incongruité de situations qui se modifient de manière incohérente. On ne parlera pas de la psychologie des personnages (on en pleurerait) ou des relations entre les personnages, dont on ne retient même pas les noms (en lisant le générique – oui des gens font encore ça ! –, on se demande : mais ce comédien joue qui ? hein ? quoi ?), relations qui demeurent tellement schématiques que l’on ne s’attache finalement à rien ni personne. Et ce n’est pas pour moquer un récit simpliste mais pour se demander ce que la technique empêche du récit lui-même. Et la réponse, c’est, tristement, presque tout !

Car ce que propose James Cameron, c’est une forme très documentée sur un monde de fiction, une expérience d’immersion absolue. Il applique en somme une démarche hyper réaliste à un univers parallèle, entièrement projectif, fantasmé, qui contient presque tout du désir de fuir le réel, de s’abîmer dans un monde alternatif. Il use ainsi de manières de filmer qui relèvent du documentaire genre National Geographic ou de la télévision – en particulier les zooms, la caméra à l’épaule – en les mettant au service d’une démarche qui frôle le metaverse. Un attrait tout à fait compréhensible pour les nombreux spectateurs d’une telle démarche, mais comment se résoudre à faire fi de la distance qu’induit le cinéma, de l’écran qui demeure nécessaire pour percevoir et penser véritablement ce que nous regardons et pas simplement se donner l’illusion de l’éprouver ou de le vivre ?

Avatar 2 : quand le cinéma ne fait plus rêver

« Avatar : La voie de l’eau » Photo courtesy of 20th Century Studios. © 2022 20th Century Studios. All Rights Reserved

Ainsi, la forme, les possibles techniques, la jouissance à user de moyens nouveaux et à les exhiber (comme on s’enthousiasme pour une prouesse scientifique – un robot sur Mars, les nanotechnologies, les prothèses dernière génération, au choix…), disloquent la capacité narrative de la fiction cinématographique. Pour le dire plus franchement, l’invention d’une forme graphique animée nouvelle, fascinante à bien des égards, stupéfiante, nie la nature même du cinéma. Entendons donc qu’Avatar – ce titre porte probablement l’idée que la 3D est la forme filmique du futur, sa transformation possible – n’est pas du cinéma, que c’est autre chose. Une expérience sensorielle, une forme mixte entre imagerie pseudo-scientifique, animation et attraction de parc à thème. Attention, nous n’en nions ni les qualités ni le plaisir qu’elle suscite parfois. Mais on se dit que cette forme plastique qui empêche le récit de se déployer, qui en abolit la cohérence ou le rythme même, qui annihile l’identification ou l’empathie, serait presque une négation involontaire de ce qu’est le cinéma.

Par exemple, un plan de cinéma – dans un bon film comme dans un navet de premier ordre – relève d’une construction, d’une variété, d’une profondeur. Le spectateur a toujours la liberté de regarder ce qu’il veut, un détail, une silhouette dans le fond, un élément du décor, un bout de corps, un geste, de laisser son œil vagabonder dans l’image pour en enrichir, à son aune singulière, la perception. Cette liberté fait partie de la narration filmique. Dans le film de James Cameron, l’effet induit par la 3D oblige à ne regarder qu’une chose, ce que la technique met en avant et force à voir (à ressentir même dans les meilleurs moments). Elle gomme toute forme d’altérité dans le déroulement du film, dans la composition de l’image, elle réduit le film à une univocité strictement perceptive. Peut-être est-ce parce que ce cinéaste – contrairement à Martin Scorsese qui, dans Hugo Cabret, utilisait cet outil avec une parcimonie mettant en abîme le cinéma lui-même avec une grâce bouleversante – est devenu l’esclave de sa technique, aveugle à la puissance d’un récit.

C’est qu’il semble désormais plus ingénieur, bricoleur de génie, inventeur de machines, que cinéaste. Mais quand on présente un film à des milliards d’individus et que cet objet plastique (malgré toutes sortes de qualités, on le redit avec clarté) relève d’une négation de sa nature même, de ses moyens propres, c’est un peu faire prendre des vessies pour des lanternes ! Et surtout, c’est grandement appauvrir le rapport qu’on entretient avec la fiction, son immense variété de construction, le champ qu’elle laisse à des individus autonomes. C’est construire un objet de fiction qui érige la paresse en vertu, qui déstructure la complexité de tout récit (même le plus élémentaire) pour tout transformer en expérience sensorielle, immédiate, basique. C’est obliger à une uniformité, à une univocité qui va à l’encontre de la joie du récit, des histoires que l’on se raconte et que l’on partage – de Star Wars à La planète sauvage, de E.T., l’extra-terrestre à 2001, l’Odyssée de l’espace, de Blade Runner à Dune (pour rester dans des univers voisins) –, c’est faire reculer la capacité de rêverie qui fait du cinéma une forme artistique majeure. C’est empêcher – et c’est fort dommage ou même dangereux ! – tout ce qui dans les films fait rêver de cinéma même en dehors des salles obscures, c’est abolir ces espaces de mystère qui nous hantent bien après qu’on les a vus.

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