Pour une histoire des Africains-Européens

Une histoire des Noirs d’Europe de l’Antiquité à nos jours est un livre déconcertant ; il est d’une grande richesse informative qui porte une thèse forte : de la même manière que les afro-descendants sont nommés des Africains-Américains aux États-Unis, on doit les désigner en Europe comme Africains-Européens. Malheureusement, plutôt que de tenir ce cap, le livre se perd dans de multiples études de cas, chronologiquement ordonnées, qui desservent l’apport certain et la puissance des travaux d’Olivette Otele.


Olivette Otele, Une histoire des Noirs d’Europe de l’Antiquité à nos jours. Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par Guillaume Cingal. Albin Michel, 304 p., 22,90 €


Cet ouvrage d’Olivette Otele, historienne française d’origine camerounaise qui est la première et la seule femme noire à être titulaire d’une chaire d’histoire au Royaume-Uni (université de Bath Spa), a perdu en traversant la Manche son titre original (African Europeans. An Untold History) et avec lui l’histoire de sa rédaction – la compilation d’un certain nombre d’articles publiés dans plusieurs revues. Le lecteur aura donc du mal, une fois l’introduction passée, à suivre l’auteure dans ses multiples chantiers ; un avant-propos pour l’édition française aurait été bienvenu, d’autant que les études sur les afro-descendants en France se développent de plus en plus (Pap Ndiaye, Anne Lafont, Sylvain Pattieu…). Situer sa démarche, la distinguer de celles d’autres auteurs, aurait sans doute permis de pouvoir mieux se saisir de ces recherches.

Olivette Otele : pour une histoire des Africains-Européens

Portrait du compositeur Joseph Bologne de Saint-Georges (1745-1799) par Mather Brown et William Ward

Olivette Otele ne cesse, ce qui est rare dans un ouvrage d’histoire, de faire des allers-retours entre le passé et notre présent ; l’actualité fait parfois son entrée au milieu d’une page comme pour mieux rappeler que c’est bien d’une « histoire du présent » qu’il s’agit. Ce livre d’histoire est donc aussi un geste politique, bêtement gommé par l’éditeur. Il montre, à travers les nombreuses trajectoires d’inconnu.e.s ou de personnages célèbres, qu’une présence africaine a existé depuis l’Antiquité en Europe, qu’elle a été tue, et que le récit historique encore aujourd’hui a fortement tendance à ne pas la considérer. Cette démarche aurait pu être explicitée avant l’épilogue, dans lequel l’historienne prononce un vif plaidoyer pour la reconnaissance de la place des femmes africaines européennes dans l’histoire de nos sociétés ; elle propose de « décoloniser les programmes » et, comme aux Pays-Bas, de constituer des Archives noires. La thèse est radicale ; l’éditeur semble ne pas avoir assumé cette radicalité (y compris en choisissant en couverture le tableau de Jan Mostaert, Portrait d’un homme africain. C’est bien dommage car, sur cette seule question d’archives « séparées », il existe de nombreux débats qui relèvent des « conflits d’archives », objet d’un ouvrage collectif récent codirigé par Stéphane Péquignot et Yann Potin (Les conflits d’archives. France, Espagne, Méditerranée, Presses universitaires de Rennes).

Dans cette traversée de l’histoire européenne, la traite négrière occupe une place importante ; Otele y consacre un long chapitre et montre comment elle s’accompagne de la naissance de la notion de race. Mais l’un des grands intérêts du livre est de documenter les figures connues (Alexandre Dumas ou Alexandre Pouchkine), les situations largement documentées, mais aussi et surtout de prendre des chemins de traverse et de suivre les itinéraires d’oublié.e.s de l’histoire. Cette manière de les réinscrire au cœur même des sociétés européennes – dans un chapitre, Otele montre l’existence d’une entreprise coloniale au sein de l’Empire austro-hongrois – est d’une grande efficacité. Elle l’est d’autant plus que le livre nous révèle une histoire européenne non dite. Non seulement il y eut des échanges entre les deux continents, mais l’Europe, selon l’auteure, s’est nourrie de sa « relation » avec l’Afrique subsaharienne.

Olivette Otele : pour une histoire des Africains-Européens

Le boxeur Battling Siki (cinquième en partant de la gauche) en 1922 © Gallica/BnF

Nécessairement très incarné dans des trajectoires individuelles – les archives dont on dispose sont rares et l’historienne en fait un beau recensement –, Une histoire des Noirs d’Europe de l’Antiquité à nos jours devient ce qu’il n’est pas, une accumulation de brèves biographies, à la fois des plus utiles et qui peinent à produire un récit commun. La modestie du titre de l’édition originale disait bien la détermination mais aussi l’importance du chantier à mener et la nécessité de multiplier à l’avenir les travaux sur les Africain.e.s-Européen.ne.s. Aussi faut-il lire le livre d’Olivette Otele comme un appel à aller plus loin, à généraliser une histoire qui questionne à la fois les représentations, les pratiques, les mémoires, une histoire qui vient ainsi mettre à mal nos certitudes en un moment où la notion d’« identité européenne » tend à se refermer sur une « racine unique ».

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