Georges-Arthur Goldschmidt évoque la nage indienne, telle qu’elle se pratiqua au lac de la Cavettaz en septembre 1945, au lendemain de la Libération.
Septembre 1945, le temps sur la vallée de l’Arve, en Haute-Savoie, est au beau fixe, comme le 3 septembre 1939, jour de la déclaration de guerre. La Haute-Savoie est libérée en septembre 1944. La respiration s’est faite large, délivrée de cette pesée verticale de la honte et de l’angoisse. L’occupation allemande avait paralysé la France et pesé sur le moindre instant de la vie quotidienne, le national-socialisme préparait l’anéantissement de l’Europe civilisée tout comme le fascisme poutinien tente de l’effacer aujourd’hui. Se promener et nager devenaient presque des activités coupables. La Libération fut cette grande délivrance qui rendait le corps à la disposition du paysage.
Les chemins étaient de nouveau ouverts et surtout ceux qui menaient au lac de la Cavettaz, énorme excavation creusée pour la pose de la ligne de chemin de fer Saint-Gervais-Paris à la fin du XIXe siècle. C’est un vaste plan d’eau avec des bords très faciles d’accès. Comme on ne sait pas nager, on barbote et patauge sous l’énorme masse immaculée du mont Blanc qui se dresse par-delà les montagnes proches.
Chaque fois on s’avance un peu plus dans l’eau, les camarades sont là tout autour, on sort et on s’étonne de l’immensité du paysage où le regard peut se tracer d’innombrables parcours. On y retourne et on perd pied, un premier instant de terreur, on s’affole, à force de gestes, à sa grande surprise on tient, on tient encore, à la fois rassuré et fier, on sort de l’eau et on crie : « je sais nager, je sais nager », les autres surpris et incrédules entourent l’intéressé et le jettent à l’eau, mais c’est vrai qu’il nage et, sûr de son fait, il nage à l’instinct comme les chiens.
On a dû le voir faire et lui crier : « nage à l’indienne, tu jettes ton bras en avant et tu fais l’hélice avec l’autre bras pendant que tu bats des pieds ». C’était dit avec intelligence et ce fut essayé aussitôt ; et ce fut un vrai plaisir de voir son propre bras « fendre les flots » comme une sorte de proue traçant la voie au reste du corps qui pédale pendant que l’autre bras sert de rame.
L’indienne est une nage confortable et rapide qui n’oblige pas à une concentration extrême mais laisse le temps de contempler et d’entendre le passage de l’eau le long du corps et surtout de ne pas perdre de vue l’autre, le nageur d’à côté, elle permet de se laisser aller à l’amitié. L’indienne permet de contempler tranquillement le formidable déploiement du dôme du Goûter et l’enveloppant glissement de l’eau.