Au Maghreb, rares sont les maisons d’édition qui font le pari de la poésie, mais il y a quelques exceptions notables. Depuis 2018, Habib Tengour dirige la collection « Poèmes du monde » aux éditions APIC à Alger. Avec une vingtaine de titres publiés dans une belle édition, la collection donne à lire des recueils en langue originale (arabe, allemand, italien, anglais, suédois, maltais, turc) et en traduction française. EaN s’est entretenu avec le poète et universitaire algérien.
Avec son regard expert et sensible, Tengour poursuit son œuvre de passeur. L’ouverture et l’ambition de la collection rappellent les qualités de sa propre poésie, traduite en plusieurs langues. Auteur d’un Manifeste du surréalisme maghrébin en 1981, ses récits et ses recueils se distinguent par leur inventivité et leur traversée poétique des genres et des époques. L’autre versant de son œuvre comprend des essais et des anthologies, dont un volume important en anglais consacré à la littérature nord-africaine, codirigé avec Pierre Joris.
L’ombre portée de Marie Étienne, l’un des derniers recueils retenus par Tengour, incarne la sensibilité et les qualités poétiques de la collection. Entre le théâtre et le journal, la poésie de Marie Étienne emprunte, imagine et raconte. Elle devient une force en mouvement qui libère une femme abandonnée de l’emprise de l’amour tout en interrogeant l’acte d’écrire à partir et par-delà la souffrance. Les autres recueils de la collection sont portés par cette même énergie qui puise sa source dans le dialogue et la circulation des langues, des espaces et des expériences.
Vous êtes à la fois poète, romancier et universitaire. Comment avez-vous eu l’idée de lancer la collection « Poèmes du monde » aux éditions APIC où vous aviez déjà publié des pièces de théâtre ?
L’idée est très simple : ce genre de collection n’existe pas en Algérie et j’ai voulu pallier ce manque pour permettre aux lecteurs algériens d’avoir accès à la poésie contemporaine mondiale. Les éditions APIC ont été enchantées par le projet et n’ont pas hésité, malgré la difficulté de commercialiser la poésie, à le soutenir et à mettre tout en œuvre pour que l’édition se fasse. Nous avons démarré en 2018, et, malgré les difficultés dues à la pandémie, vingt-deux poètes de différents coins du monde ont été publiés.
La collection a pour but d’offrir au lecteur algérien « des recueils originaux du monde entier dans leur langue d’écriture et traduits en français ». D’où vient ce besoin de partager une poésie internationale et plurilingue à partir d’une maison d’édition du Sud ?
Tout d’abord, sortir de l’enfermement dans lequel se sentent les jeunes poètes dans le pays. Mais la collection s’adresse à tous les lecteurs francophones. Il me fallait convaincre des poètes reconnus en Europe, en Amérique, en Afrique, en Asie, de me donner des textes originaux à publier en Algérie, pour enfin ouvrir le débat sur les problématiques de la poésie contemporaine et de la traduction poétique. Redéfinir le rapport à l’autre, qui n’est plus étranger puisqu’il est chez soi. Pas besoin d’aller acheter les recueils à l’extérieur (chose de plus en plus difficile, étant donné la chute du dinar algérien), les auteurs sont disponibles dans le pays. C’est important que les maisons d’édition algériennes publient directement des auteurs de toute origine, pas simplement en achetant les droits à la reproduction. C’est la nationalité de l’éditeur qui identifie les auteurs.
Vous précisez que le choix des textes est « le fruit des amitiés et des rencontres avec des poètes traducteurs ». Diriez-vous qu’il y a un lien étroit entre poésie, traduction et amitié ?
C’est une évidence, du moins pour moi. L’amitié n’est pas obligatoirement adhésion totale à la poétique de l’autre, mais acceptation, compréhension et partage d’un même amour du poème et des recherches formelles en dehors de toute contrainte d’école. Quant à la traduction, elle permet non seulement d’accéder aux poèmes conçus dans d’autres langues, mais elle oblige le poète à s’interroger sur sa propre langue d’écriture.
En quoi consiste précisément votre travail éditorial et pourquoi avoir choisi d’inclure dans la collection des recueils en français uniquement (Michel Deguy, Frédéric Jacques Temple, Laure Cambau, René Corona, Marie Étienne…) ?
Mon travail consiste à réunir des textes d’auteurs que je connais ou dont j’apprécie le travail. Les auteurs écrivant en français sont directement publiés en français. Pour les autres, il y a le texte original et la traduction en langue française. L’idéal aurait été d’avoir aussi une traduction en arabe, voire en amazighe (cela viendra peut-être, si les poètes concernés veulent prendre la chose en charge).
La série 2022 comprend six poètes d’horizons différents : Marie Étienne (France), Emre Gültekin (Turquie), Davide Rondoni (Italie), Adrian Grima (Malte), Hans Thill (Allemagne) et Ashur Etwebi (Libye). Mon ami Mourad Yellès, écrivain et critique littéraire, dans un article de presse en Algérie, a très bien présenté la collection « Poèmes du monde » : « C’est la première collection algérienne entièrement consacrée à la création poétique plurilingue. Le principe en est simple : chaque volume (d’une moyenne de 100 à 150 pages petit format) comprend un choix de poèmes dans la langue d’origine accompagnés de la traduction en français. S’y ajoutent une préface rédigée par un spécialiste de l’œuvre, de l’auteur/e ou du domaine littéraire et un court questionnaire. Ce dernier clôt le volume et, en sept questions, fournit l’occasion à l’auteur/e de nous donner un aperçu sur sa conception de l’écriture poétique, son statut, son évolution. Une courte biographie vient heureusement compléter cette courte mais précieuse annexe. »
Le choix d’inclure un questionnaire en fin de volume n’est certainement pas anodin. Peut-on y voir une invitation à penser la poésie avec les auteur.e.s et à partir de leurs expériences ?
Le questionnaire en fin de volume est pour moi une chose importante. Les poètes sont invités à définir brièvement la poésie, ce qui la caractérise par rapport à la prose, comment la forme peut rendre compte du réel en temps de crise et en quoi la traduction joue aujourd’hui un rôle prépondérant dans la démarche poétique. Bien sûr, les poètes ne s’expriment pas en critiques spécialistes du domaine poétique mais à partir de leur expérience et c’est ce qui m’intéresse pour aider les lecteurs et ceux qui débutent dans l’écriture à penser la poésie aujourd’hui.
Dans votre présentation de la collection, vous avez mis en exergue des vers de Hölderlin, un poète que vous avez lu très jeune. Dans le recueil de Marie Étienne, la figure et l’œuvre de Tchekhov hantent le poème. De même pour le mystique soufi Al-Hallaj dans Stations d’al Hallaj (2018) de votre confrère et complice en poésie Pierre Joris. Peut-on dire que cette collection est portée par un désir de mobilité géographique et de dialogue interculturel inhérent à votre vision de la poésie ?
Tout à fait. Cette collection cherche à faire prendre conscience au jeune public algérien que « Je est un autre », que l’altérité est au fondement de la connaissance de soi et que la quête d’identité ne peut se réaliser sans la rencontre avec l’autre. Cette question ne taraude pas seulement les Algériens mais elle se pose partout, et souvent avec un rejet de l’autre, l’étranger, que l’on considère comme un danger pour la « pureté de la tribu ».
Mobilité géographique et dialogue interculturel se retrouvent dans le travail, que j’apprécie énormément, de Marie Étienne. Nous nous sommes rencontrés il y a plus de trente ans et je trouve son écriture sobre et érudite. L’émotion contenue y ouvre à la réflexion. Sa manière de jouer avec la prose m’intéresse beaucoup. J’ai été très touché qu’elle m’ait confié son recueil L’ombre portée qui est l’aboutissement d’une longue recherche sur la poésie et le théâtre et surtout d’une expérimentation des deux disciplines.
Cette collection n’est pas étrangère à votre œuvre. On pense au souffle historico-poétique qui anime vos récits, à commencer par Le vieux de la montagne (1983), mais aussi à votre formation de sociologue et d’anthropologue et à votre travail essentiel d’anthologiste de la littérature algérienne et maghrébine. Peut-on considérer qu’il y a une continuité entre votre œuvre, qu’on a qualifiée d’inclassable, et votre activité de directeur d’une collection consacrée à la poésie ?
Toute mon activité est portée par le poème. La continuité est là, dans cet ancrage poétique. L’exemple de Jean Sénac, que j’ai bien connu, est pour moi important : un poète doit se consacrer non seulement à son œuvre mais aussi au partage de son expérience avec les jeunes générations. Mon activité de directeur de collection est en quelque sorte une contribution citoyenne au développement culturel du pays.
Si mon œuvre est qualifiée d’inclassable, c’est qu’il n’est peut-être pas nécessaire de toujours classer une écriture dans un genre déterminé. Kateb Yacine avec Nedjma ou Joyce avec Ulysse défiaient toute classification. C’est le privilège de l’écriture poétique d’éviter les sentiers battus.
La collection comprend quatre recueils en français et en arabe, donnant à lire la poésie du Marocain Abdellah Zrika, du Libanais Issa Makhlouf, du Palestinien Ghassan Zaqtan et du Libyen Ashur Etwebi. Pensez-vous que les frontières linguistiques persistent ou commencent plutôt à s’effacer au Maghreb et dans le monde arabe ? Et quel rôle la poésie pourrait-elle jouer dans ce processus ?
S’agissant du monde arabe, on ne peut pas parler de frontière linguistique étant donné que la plupart des écrivains écrivent dans un arabe littéraire compréhensible par tous ceux qui sont allés à l’école. Quant aux parlers, il est vrai qu’ils diffèrent selon les régions. Pour nous Maghrébins, notre daridja est plus ou moins semblable et nous nous comprenons. De plus, nous avons une poésie dite populaire, le melhoun, qui s’est constituée dans une koïné depuis le XVe siècle. Elle est récitée et chantée dans tout le Maghreb. Les frontières linguistiques relèvent du politique, qui s’ingénie à créer la discorde entre frères. La poésie, mettant en avant la voix des poètes, a un rôle à jouer dans l’effacement des frontières puisqu’elle peut être déclamée et comprise partout dans le monde arabe. Le cas de Mahmoud Darwich, de Nizar Qabani, de tous les poètes chantés par Om Kalthoum ou Fayrouz, est révélateur.
Mon objectif est de mettre côte à côte des poètes de langue arabe traduits en français, des poètes de langue anglaise traduits en français, des poètes d’autres langues traduits en français, et voir que l’arabe est une langue d’écriture comme l’anglais, comme le français, comme les autres langues, que les lecteurs constatent combien la traduction est importante pour la circulation de la poésie contemporaine. Cela nous oblige à sortir du faux problème de la langue, toujours invoqué à des fins politiques et idéologiques.
Vous avez publié vos œuvres chez différents éditeurs dont P. J. Oswald, les éditions de L’Orycte, Sindbad (Actes Sud) et les éditions de La Différence. Quel regard portez-vous sur le domaine de l’édition (notamment de la poésie) et sur son évolution depuis les années 1970 ?
J’aurais voulu n’avoir qu’un seul éditeur pour que l’ensemble de mon travail soit visible. Cela a failli se faire avec La Différence, malheureusement Joachim Vital est mort et les éditions ont fait faillite. Actuellement, j’ai un tout petit éditeur à Paris, Non-lieu, qui vient de publier La sandale d’Empédocle [qui figure dans la sélection finale du prix Apollinaire 2022], et mon éditeur algérien APIC, qui a repris mes textes publiés en France et qui publie mon théâtre.
Un petit mot sur les prochains recueils à paraitre dans la collection et sur vos projets littéraires en cours ou à venir ?
La publication devient de plus en plus difficile à cause du manque de papier, d’encre, de financement pour payer l’impression, etc. Voici un aperçu des auteurs prévus pour la série 2023 : Avant ce silence قَبل هذا الصمت , du Syrien Haji Golan ; Perles de pacotille sur le chapelet du silence, du Luxembourgeois Lambert Schlechter ; Civilement la guerre, de la Française Hélène Tyrtoff ; L’art dans le temps (Art in time), de l’Américain Cole Swensen ; Chair de Léviathan (Carne de Leviatán), de la Galicienne Chus Pato. Il y a aussi James Sacré et le Cubain Victor Nunès, mais je n’ai pas encore les titres des recueils. Quant à mes projets, ils sont nombreux et j’espère pouvoir les mener à bout. Il y a, en particulier, un long poème que j’aimerais terminer en 2024 : il a pour titre L’année 54.
Propos recueillis par Khalid Lyamlahy