Les îlots de résistance de l’art ukrainien

Ukraine

Paru en France en 2020, l’ouvrage d’Alisa Lozhkina, historienne de l’art ukrainienne résidant aux États-Unis, qui fut directrice du musée d’art contemporain Mistetskij Arsenal à Kiev et rédactrice de la revue Art Ukraine, comble un vide immense dans un champ d’études encore largement inexploré. Il offre un panorama très complet de l’art ukrainien depuis 1880 jusqu’à nos jours, avec comme fil conducteur la reconstitution généalogique de ce que le titre désigne comme une « révolution artistique permanente », depuis l’apparition d’un art reflétant l’idée naissante d’une nation ukrainienne au début du siècle dernier jusqu’à la période actuelle, dans la décennie mouvementée qui a suivi la révolution de Maïdan et le conflit armé qui a commencé en 2014 avec la Russie.


Alisa Lozhkina, Une révolution permanente. L’art ukrainien contemporain et ses racines (1880-2020). Trad. du russe (Ukraine) par Igor Sokologorsky. Nouvelles éditions Place, 380 p., 32 €


Ce travail est une ressource précieuse pour mieux comprendre une histoire de l’art souvent assimilée et rattachée sans aucune distinction à la culture russe, mais aussi un espace géopolitique et culturel qui se trouve à l’intersection de plusieurs continents et civilisations millénaires. On soulignera la qualité et l’exclusivité des archives et des images présentées. Si le livre d’Alisa Lozhkina ne propose pas une approche théorique ou épistémologique de l’histoire de l’art en Ukraine, il soulève un certain nombre de questions devenues encore plus cruciales avec le conflit actuel, comme l’existence d’une avant-garde ukrainienne distincte de l’avant-garde russe. Il montre aussi que l’on doit éviter de regarder l’art uniquement à travers le prisme de la question nationale et de rejeter les dimensions multiculturelles et transnationales de l’histoire de l’art. Ce remarquable travail montre encore avec précision la grande diversité des courants artistiques qui ont traversé l’Ukraine, lesquels relevaient de tendances, de modes et d’écoles qui, à l’image des avant-gardes des années 1910-1930, dépassaient les frontières des États.

Une révolution permanente, d'Alisa Lozhkina : panorama de l'art d'Ukraine

Comme le souligne Igor Sokologorsky, la profusion d’écoles artistiques locales a été déterminée par la position de l’Ukraine au carrefour de courants multiples, en lien avec d’autres pays d’Europe centrale mais aussi avec la Russie. S’il existait une distinction entre la culture des avant-gardes, foncièrement urbaine et cosmopolite, et les écoles régionales d’art populaire, ces deux phénomènes n’étaient pas étrangers l’un à l’autre et s’enrichissaient mutuellement. Sous Staline, les écoles régionales constitueront les derniers îlots de résistance face à l’uniformisation de l’art réaliste-socialiste. L’art populaire, toléré par les autorités, était aussi un espace où les femmes pouvaient se trouver sur un pied d’égalité, voir plus, avec les hommes, mais aussi le lieu qui prolongeait certaines des recherches des avant-gardes au cours des années 1910, désormais censurées. On mentionnera l’œuvre des artistes, femmes et paysannes, Ekaterina Bilokur (1900-1961), Tetyana Pata (1884-1976) Hanna Sobatchko-Chostak (1893-1965), ou encore Maria Primatchenko (1909-1997), dont la maison transformée en musée à Ivankiv, dans la région de Kiev, abritant certaines de ses œuvres, a été détruite par un bombardement russe, le 28 février 2022.

Une révolution permanente, d'Alisa Lozhkina : panorama de l'art d'Ukraine

« Aiguisage des scies » d’Aleksandr Bogomazov, (1927)

La déstalinisation va en partie libéraliser l’environnement de la création artistique. L’Ukraine offre alors le visage d’une mosaïque multiculturelle, avec des écoles régionales fortes, qui contrebalancent l’espace créatif très contrôlé de la capitale, Kiev. C’est le cas, en particulier, de l’ouest de l’Ukraine, où les traditions de l’art moderne étaient encore vivaces, enrichies par la polyphonie ethnique et culturelle des régions autour de Lvov, en Galicie, de Tchernivtsi, en Bucovine, ainsi que dans la Transcarpatie. Des territoires qui, n’ayant rejoint l’URSS qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, avaient connu une histoire artistique très différente dans l’entre-deux-guerres. C’est le cas notamment de l’école artistique d’Oujgorod, fondée par Iossif Bokchaï (1891-1975) et Adalbert Erdeli (1891-1955). Tchernivtsi, centre multiculturel, foyer d’une littérature juive de langue allemande, est la patrie de Paul Celan (1920-1970) et de Roza Ausländer (1901-1988) ; Lvov devient dans l’entre-deux-guerres le centre des avant-gardes expressionnistes et constructivistes polonaises, du formisme et du colorisme ; on retiendra le rôle central qu’y joue le couple d’artistes formé par Margit Reich (1900-1980) et Roman Selski (1903-1990).

Le dégel fait souffler un vent de liberté sur l’ensemble du pays, y compris dans la partie centrale et orientale du pays. Le réalisme socialiste est réformé par les adeptes du « style sévère », tandis que, parallèlement aux productions officielles, des artistes se tournent vers une création alternative « privée », qui n’est jamais présentée dans les lieux officiels. La génération des « soixantards » ukrainiens exprime sa dissidence en s’opposant à la russification et en faisant revivre un art « national » ukrainien. C’est le cas du couple d’artistes très engagés formé par Viktor Zaretski (1925-1990) et Alla Gorskaïa (1929-1970). Cette dernière est à l’origine de la redécouverte du charnier du village de Bykovnia, contribuant à la prise de conscience en Ukraine des crimes perpétrés lors des répressions staliniennes. La plupart des artistes cependant ne s’aventurent pas sur le terrain politique, préférant conduire leurs expérimentations dans une vie parallèle. Certains décident de fuir les grandes villes, les espaces ruraux offrant des lieux d’expression plus libres : une forme d’émigration intérieure, qui ne se limite pas aux régions ukrainiennes, mais profite de l’immensité du territoire soviétique. On parle de la mode de « l’escapisme », pratiqué par des artistes comme Ada Rybatchouk (1931-2010) et Vladimir Melnitchenko (né en 1932), un couple qui s’installe dans le Grand Nord, au pays du peuple Nenets, ou par le peintre et architecte Iouri Khimitch (1928-2003).

Une révolution permanente, d'Alisa Lozhkina : panorama de l'art d'Ukraine

« Fleurs sur fond bleu » d’Ekaterina Bilokur, (1942-1943)

L’atmosphère artistique de Kiev reste très pesante, beaucoup moins libérale que celle de Moscou. Ainsi naît le phénomène des « artistes de la gare de Kiev », qui font l’aller-retour chaque semaine entre l’Ukraine et la capitale russe où ils retrouvent leurs amis non conformistes et conceptualistes. Si les années 1960-1970 sont marquées par l’absence de démarche artistique radicale, les années 1980 voient l’essor de l’école hyperréaliste qui distingue Kiev de Moscou, centre du conceptualisme et du Sots Art. C’est dans les régions que l’on trouve encore des histoires tout à fait intéressantes, avec l’école de photographie de Kharkiv, objet de plusieurs rétrospectives à Paris ces deux derniers mois, mais aussi le conceptualisme et l’actionnisme d’Odessa, qui accueille dans les années 1950-1970 « la scène non-officielle la plus riche de toute l’Ukraine ». Des artistes odessites, à l’image de Sergeï Anufriev (né en 1964) et Iouri Leïdermann (né en 1963), deviennent également des figures majeures du conceptualisme moscovite.

La perestroïka et la chute de l’URSS ouvrent la période de la « nouvelle vague » ukrainienne. Mais, après la brève euphorie de liberté, incarnée en partie par ce que l’on appelle la « trans-avant-garde néobaroque », c’est le temps de la catastrophe sociale des années 1990. Avec l’indépendance de l’Ukraine, un certain nombre d’artistes rejettent l’approche multiculturelle des avant-gardes, en revisitant les mythes nationaux : on parle alors du courant du « post-éclectisme national ». Cherchant à déconstruire les stéréotypes coloniaux, ces artistes fétichisent en même temps « la beauté des stéréotypes nationaux » et la culture provinciale. Les années 1990 sont aussi marquées par le développement de squats d’artistes à Kiev : celui de la « Commune de Paris » devient l’épicentre de la vie artistique, un lieu de création et d’excès. Si les artistes de la nouvelle vague incarnent la révolution sexuelle et l’intégration à la société de consommation, ils sont souvent taxés d’apolitisme.

Une révolution permanente, d'Alisa Lozhkina : panorama de l'art d'Ukraine

« Donbass-chocolat » (série) d’Arsen Savadov (1997)

L’art photographique connaît un nouvel âge d’or en s’intéressant aux régions désindustrialisées de l’est de l’Ukraine qui deviennent à cette époque des foyers d’instabilité sociale et de criminalité. L’artiste Arsen Savadov (1962) signe notamment sa série Donbass-chocolat en 1997 ; né à Lougansk, Oleksandr Tchekmenev (1969) produit le reportage photographique « Passeport » sur le Donbass des années 1990. L’école de Kharkiv revient sur le devant de la scène avec Boris Mikhaylov (né en 1938), l’artiste ukrainien le plus connu à l’international, Sergey Solonski (né en 1957), et Sergey Bratkov (né en 1960) ; ce dernier décrit la réalité post-soviétique avec des œuvres particulièrement violentes et provocantes. L’œuvre de ces artistes qui peignent la misère sociale et morale de ces territoires en phase d’abandon est une source précieuse pour essayer de comprendre l’accentuation, depuis cette époque, d’un sentiment de rancœur dans les régions autrefois les plus riches – ce qui allait contribuer au cataclysme géopolitique de 2014 et des années suivantes.

Dans les années 2000, on observe une recentralisation de la vie artistique à Kiev au détriment des centres régionaux, ainsi que le développement d’un marché de l’art régi par les galeries, mais aussi par les oligarques : Viktor Pinchuk fonde ainsi en 2006 le premier musée d’art contemporain de Kiev, le Pinchuk Art Center. Les années 2000 sont aussi marquées par des tentatives malheureuses de créer un art et une architecture nationale, en recyclant les principes éculés du réalisme-socialiste au service du marketing de la société de consommation et de la construction d’un récit national. Ce style néo-national postmoderne trouve son incarnation sans doute la plus aboutie dans le film de Iouri Ilenko (1936-2010), Une prière pour l’Hetman Mazepa, sorti en 2001.

Le livre parle de « génération orange » pour décrire l’après-2004, lorsque l’atmosphère euphorique s’évapore devant les déceptions politiques. L’élément esthétique est omniprésent dans les protestations : le spectacle politique devient l’objet central des recherches artistiques de cette époque. Cet élan révolutionnaire donne une certaine impulsion à une nouvelle génération d’artistes, au sein de laquelle se distingue le collectif expérimental R.E.P. (Espace révolutionnaire expérimental), regroupant des artistes qui marqueront les vingt années à venir, comme Nikita Kadan (1982), Jana Kadyrova (1981), Olessia Khomenko (1980), Vladimir Kuznetsov (1976), Ksenia Gnilitskaïa (1984). Plus subversif encore, le groupe SOSKA, fondé à Kharkiv autour de l’artiste Mykola Ridny (1985), pratique un art militant anti-establishment.

Une révolution permanente, d'Alisa Lozhkina : panorama de l'art d'Ukraine

« La guerre au Donbass » (série) d’Oleksandr Tchekmenev (2014)

La révolution de Maïdan de 2014 va de nouveau conduire les artistes à devenir des acteurs des luttes politiques : les artistes de R.E.P reviennent alors sur le devant de la scène. Face à la dramatisation politique de la vie quotidienne, la mode des rave parties devient à cette époque une nouvelle forme d’« escapisme », entre lieux de défouloir et hédonisme militant. Les artistes de cette génération assument une approche provocatrice et conflictuelle de la réalité, une volonté de mettre au grand jour les contradictions qui affectent le système de production artistique post-soviétique. En même temps, on assiste à une globalisation de l’art ukrainien : de nombreux artistes émigrent et ne gardent le contact avec leur pays qu’à travers leurs smartphones et la pratique d’un art numérique. On observe durant la période post-2014 un intérêt renouvelé pour les territoires de l’est, et un art qui aspire à décrire les conséquences humaines et sociales produites par la guerre, mais aussi à comprendre les antagonismes et les incompréhensions mutuelles qui divisent depuis plusieurs décennies le pays. En même temps qu’une redécouverte quasi ethnographique de régions désindustrialisées principalement russophones, on note la volonté de rétablir des points de confluence avec d’autres régions tout aussi déshéritées de l’ouest de l’Ukraine, comme dans la démarche de l’artiste itinérant Vladimir Vorotnev (1979) ou dans celle du groupe DE NE DE.

Le conflit armé actuel constitue pour les Ukrainiens l’amplification et la généralisation d’une guerre qui n’a en fait pas cessé depuis 2014. La dernière partie de l’ouvrage, qui s’arrête en 2020, est particulièrement passionnante et riche d’enseignements pour qui veut comprendre la catastrophe actuelle. Elle présente aussi, pour les historiens et les chercheurs, une matière qui ouvre de nouvelles perspectives pour une analyse plus approfondie de l’histoire de l’art récente de l’Ukraine.

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