L’œuvre double Beckett/Kurtág

En 2018, le compositeur hongrois György Kurtág (né en 1926) créait à la Scala de Milan son premier opéra, Fin de partie, d’après la pièce de Samuel Beckett. Il vient d’être mis en scène par Pierre Audi au Palais-Garnier, sous la direction musicale de Markus Stenz.


György Kurtág, Fin de partie. Opéra en un acte d’après Samuel Beckett. Palais-Garnier. Du 28 avril au 19 mai 2022. À écouter dans l’émission « Le concert de 20 heures » sur France Musique


« Moi, je ne crois pas à la collaboration des arts, je veux un théâtre réduit à ses propres moyens, parole et jeu, sans peinture et sans musique, sans agréments. » Cette tranchante déclaration, Beckett la formulait le 3 janvier 1951 dans une lettre à Georges Duthuit. Et, le 11 mars 1954, il écrivait à Édouard Coester: « Pour être tout à fait franc, je ne crois pas que le texte de Godot puisse supporter les prolongements que lui confèrerait forcément une mise en musique. » Dans la même lettre, il ajoute : « Il en serait tout autrement d’une musique inspirée par la pièce […]. Mais en disant cela je pense à une musique purement instrumentale, sans voix ».

Fin de partie, un opéra de György Kurtág d'après Samuel Beckett

Frode Olsen (Hamm) dans « Fin de partie » © Sébastien Mathé – OnP

Bien avant que Kurtág n’entame – pour y travailler une dizaine d’années durant – la composition de son seul opéra, la cantatrice Adrienne Czengery avait remarqué : « Je crois qu’au plus profond de lui-même, Kurtág sait parfaitement qu’il ne cesse de composer des drames. Même dans ses pièces pour piano, il écrit des opéras camouflés. En fait, c’est son genre. » Cependant, qu’est-ce qui aura pu pousser György Kurtág à travailler sur ou avec l’œuvre d’un auteur qui, très précisément, avait refusé la mise en musique de ses textes ? On ne peut que reconnaitre, aujourd’hui, dans toute sa férocité fraternelle, l’évidence de l’opéra que Kurtág a écrit sur une grande partie de la pièce de Beckett.

Il aura fallu à Kurtág une bonne dizaine d’années pour fixer sa partition. En 2015, dans une interview (et de sa parole si ferme à travers ses hésitations tressautantes), le compositeur hongrois avait déclaré : « J’ai vu en 57 Fin de Partie, c’est le premier Beckett que j’ai connu et ça m’a marqué pour toute la vie. » Et il ajoutait : « Je peux seulement dire que depuis plus de 4 ans je travaille et je ne vois toujours pas la fin. Peut-être je vais mourir plus tôt mais jusqu’à mon dernier moment je vais chercher à être l’interprète de Beckett. »

Paroles et musique : cette dualité constitutive de l’opéra de Kurtág joue avec des dualités féroces d’abord mises en œuvre par l’œuvre de Beckett : celle, redoublée, des personnages (Nell et Nag, Hamm et Clov), celle, inévitable, de la scène (bloc crument éclairé) et de la salle moutonnant de têtes anonymes noyées dans l’obscurité. Or voici que l’opéra fait entrer en jeu une troisième présence : celle de l’orchestre, et, dès lors, une nouvelle interaction : entre scène et fosse, entre acteurs-chanteurs et orchestre.

Dans l’opéra de Kurtág, la musique qui monte de la fosse (les cuivres en particulier, et leurs soulèvements noirs-flamboyants) incarne, avec ses mesures mordantes, ses rythmes brefs, ses timbres soudain éclatants ou furieux, le très immédiat et aussitôt très complexe désir de faire jouer, se prenant les uns aux autres, tous les « entre ». Comme elle se fait alors nécessaire, la sobriété sarcastique du jeu des acteurs-chanteurs ! Quant au décor, il n’impose que son laconisme visuel : frustement figurée, une maison, ou plutôt son dehors.

Fin de partie, un opéra de György Kurtág d'après Samuel Beckett

Hilary Summers (Nell), Leonardo Cortellazzi (Nagg) et Frode Olsen (Hamm) dans « Fin de partie » © Sébastien Mathé – OnP

Pas d’entracte. Les sections du spectacle ne sont séparées que par l’âcre descente d’un rideau-voile noir qui figure succinctement, en même temps que les séparations entre scène et fosse ou entre scène et salle, les intervalles ou interruptions constitutifs de l’œuvre de Beckett-Kurtág. Entre langues ? Il a pu arriver à Kurtág, travaillant sur tel poème de Beckett, d’hésiter et de se demander en quelle langue – anglais ou français – avait été écrite la version originale. Mais comment un compositeur (autrement, mais non moins inévitablement qu’un écrivain) se sent-il, jusque dans son souffle, appartenir à telle ou telle langue ?

Sans doute n’est-ce pas seulement entre deux langues que le compositeur a pu s’éprouver en suspens. Dans sa singulière position géographico-historique (et avant les années qu’avec Marta, son épouse, il passa en France), n’aura-t-il pas vécu, au cœur de tournoyantes et déchirantes complexités politiques, la multiplicité linguistique de l’Europe centrale ? Quelle consubstantialité implicite entre sa musique et les divisions, voire les violences, travaillant les peuples – non sans analogie avec les situations des Irlandais Joyce (« l’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller ») et Beckett ?

De l’« entre » infixable : c’est ce dont l’opéra de Kurtág nous fait entendre, voire respirer, des moments tragiques et ironiques, des versions elliptiques, fuyantes et mordantes à la fois. Tout au long de sa vie, Kurtág aura vécu et travaillé avec des proximités fécondes… Ainsi a-t-il maintes fois (et généreusement) souligné combien la relation avec Ligeti avait été pour lui décisive. Et bien entendu, c’est d’abord de son lien avec Marta Kurtág que son travail, dans tous ses aspects (création, concerts, enseignement), aura été indissociable. Les concerts qu’ils donnaient à deux comportaient une véritable composante scénographique, voire des jeux sobrement et humoristiquement chorégraphiques autour de leur invariable piano droit. Inoubliables, ces moments qui alliaient le sourire à la rigueur, comme le faisaient également les master class données par György, où Marta était si vigilante !

Elle restera inoubliable, l’œuvre double Beckett/Kurtág ! Cet opéra ascétique, dans toute la rigueur ironique, aujourd’hui, de son exécution et de sa mise en scène, se fait à chaque moment puissance d’entamer tout « avec ». C’est d’une nuit insatiable, féroce et généreuse, que la musique de Kurtág irrigue tous les « entre », tous nos désirs de prétendue « reconnaissance », tous ces déchirements haineux dont, comme jamais, se jouent si dangereusement les humains.

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