Hermann Simon à la recherche de N.O. Body

Publié en 1907 en Allemagne sous le pseudonyme de N.O. Body, ce récit est celui des souffrances qu’engendre une erreur du genre assigné à la naissance. Comme Herculine Barbin, redécouverte par Michel Foucault, N.O. Body envisagea le suicide mais fut sauvé par le sexologue berlinois Magnus Hirschfeld. Premier cas où le changement de sexe fut autorisé par la législation allemande, la véritable histoire de N.O. Body, jusqu’à sa mort en 1956 à Tel Aviv, ainsi que son identité ont été connues grâce aux recherches de l’historien Hermann Simon, éditeur du présent ouvrage, réédition augmentée de celui paru il y a 115 ans.


N.O. Body, Aus eines Mannes Mädchenjahren [1]. Hentrich & Hentrich Verlag, 218 p., 19,90 €


« Ce livre, prévient N.O. Body, est celui de la vérité : je suis né garçon et on m’a élevé en fille. » Son premier souvenir remonte à sa troisième année, lorsque des petites filles la traitent de « garçon » alors qu’elle est habillée en fille et se croit une fille. Elle rentre à la maison, effrayée et en pleurs. Née dans une famille bourgeoise et cultivée, elle ne se confiera jamais à sa mère qui, si elle a des doutes, fait mine de ne rien savoir. La sage-femme avait bien émis des réserves. Mais le médecin, « qui était tout sauf un médecin », fut affirmatif : il s’agissait d’un enfant de sexe féminin.

Dans un corps de fille : Hermann Simon à la recherche de N.O. Body

N.O. Body entend souvent ses parents se disputer à propos de l’éducation à lui donner, des adultes s’interroger sur son compte, mais n’en saisit pas la raison. Elle sait seulement qu’elle est un objet de curiosité. Elle ne joue pas à la poupée et préfère son cheval à bascule. À l’école, elle s’étonne de la différence de traitement à son égard. Le maître avait pour habitude d’embrasser les petites filles, notamment la jolie petite Erna qui recevait comme récompense pour sa bonne conduite un quartier de pomme qu’elle allait cueillir de la bouche même du maître. N.O. Body ne comprend pas pourquoi elle n’a pas droit elle aussi à ce bouche-à-bouche… Elle ne comprend pas non plus pourquoi les bonnes rient sous cape lorsqu’elles lui donnent un bain. À l’école, elle est de plus en plus rejetée par les autres petites filles, elle n’arrive pas à coudre et à tricoter et en souffre. « Tu es comme les garçons », lui lance la maîtresse. Elle crie qu’elle n’est pas un garçon, pleure, supplie qu’on la laisse jouer avec les filles. Elle finit par avoir peur d’aller à l’école, reste à la maison, s’invente une histoire selon laquelle elle aurait été adoptée, puis décide de jouer avec les garçons : « là, j’étais dans mon élément et malgré mes habits de fille, j’étais acceptée ».

À la veille de son douzième anniversaire, elle vit un drame : sa voix mue. Elle se croit malade, a peur de la mort : « Tout le monde se rendait compte que ma voix avait changé, mais personne ne me dit qu’il ne s’agissait pas d’une maladie. […] Personne ne pouvait donc me venir en aide ? ». Ce sont deux petits camarades de jeu, Hans et Leo, qui lui expliqueront que c’est normal, que cela arrive aux garçons. Elle grimpe aux arbres avec eux, mais n’est jamais à l’abri de se faire renvoyer : « Retourne jouer à la poupée ! » Elle est exclue de la pièce de théâtre que monte sa classe. La maîtresse lui explique que sa voix choquerait le public. Elle le rapporte à son père, qui se contente de hausser les épaules et parle de l’esprit borné des enseignants : « Il me laissait seule avec mes tourments. » Elle souffre dans les cours de gymnastique, c’est-à-dire de danse pour les filles, ne comprend pas pourquoi elle peut être soudain attirée par des petites compagnes.

Le pire était à venir. À l’adolescence, les fillettes se montrent leurs seins et parlent de leurs règles. N.O. garde une poitrine plate, ment en disant qu’elle aussi a des règles. « Et ce mensonge, j’ai dû encore m’y tenir pendant dix ans avec tant de difficulté, dans tous les endroits et en toute occasion. » Elle connaît ses premiers émois amoureux et ne cesse de s’interroger : « Qui suis-je ? Une fille ou un garçon ? » Impossible de parler avec ses parents. Sa mère, dit-elle, avait bien dû s’apercevoir qu’elle n’était pas réglée. Quant à son père, il restait dans le déni. Il meurt alors que N.O. Body est encore jeune. Elle doit alors travailler.

Dans un corps de fille : Hermann Simon à la recherche de N.O. Body

Affiche du film « Aus eines Mannes Mädchenjahren » (1917)

Placée en apprentissage dans la vente à la fin de sa scolarité, elle subit les moqueries des autres vendeuses avec lesquelles elle doit partager la chambre le soir. Elle se lève la nuit pour se laver sans être vue, on la dit « sale », elle est embarrassée par sa barbe naissante. Elle a lu entre-temps que les règles peuvent survenir quand on a vingt ans. Cela la rassure et elle garde espoir. En discutant avec les jeunes vendeuses, elle découvre la brutalité des hommes et la domination masculine. Elle saisit l’inégalité des sexes comme les inégalités sociales qui la conduiront plus tard à défendre la cause des femmes et à revendiquer leur émancipation. Envoyée dans des filiales de l’entreprise commerciale où elle a débuté, elle élargit son champ d’observation dans différentes villes de province, prend part à des débats et décide de faire des études. Faute de pouvoir s’inscrire en médecine, son premier choix, elle étudie l’économie, part pour Berlin et là, dans le milieu scientifique, elle commence à se sentir « un être humain, non pas comme les autres, mais qui a autant de valeur que les autres ». Elle a des aventures sentimentales et comprend que c’est sa part de masculinité qui attire les femmes. Un journal écrira sur elle : « Nora O. Body est une oratrice de talent qui allie l’assurance masculine au charme féminin. »

Toutefois, elle n’ose ni révéler son secret ni avoir des relations sexuelles. Elle se pense encore une femme, arrache ses poils de barbe avec une pincette, ou les brûle (ça fait mal, mais le résultat est meilleur), vit des déceptions amoureuses, rédige un journal pour surmonter ses épreuves et surtout s’immerge dans le débat public sur la question des femmes. Elle étonne la presse. On lui commande des articles, on l’envoie faire des reportages en Roumanie, en Pologne, en Ukraine, dans ces régions qui appartiennent encore à l’Empire austro-hongrois. Elle souffre toujours de son physique, attire de plus en plus de femmes qu’elle n’ose aimer, subit un jour les avances d’un jeune homosexuel qu’elle repousse avec effroi. Sa rencontre avec Hanna, qu’elle épousera après son changement d’état civil, la plonge dans une interrogation douloureuse : « Suis-je juste une femme à la morphologie bizarre ? Mais d’où vient alors ce sentiment d’amour si violent envers une femme ? Ce sentiment si beau serait-il un vice ? » Ne pouvant envisager l’avenir avec Hanna, elle pense au suicide.

C’est à l’occasion d’un accident survenu à Berlin qu’elle rencontrera le médecin qui la sauvera. En sautant du tram, elle se blesse. Ce médecin, qui accompagnera son récit d’une postface lorsqu’il sera publié, est le sexologue Magnus Hirschfeld. Elle est en grande détresse, il le sent, l’encourage à se confier à lui. Très vite, il la rassure : son amour pour Hanna n’a rien d’un vice. « Vous êtes un homme comme moi. Vous avez juste besoin d’une petite opération ! » Le médecin accoucheur n’aurait été qu’un imbécile. On ne pourra pas lui refuser le changement de sexe, elle va pouvoir épouser Hanna.

Est-ce le choc de la révélation ou plutôt de la confirmation tant attendue ? N.O. Body reste trois jours alitée, avec une forte fièvre, dont elle se relèvera déterminée à être un homme. Elle informe ses proches de sa décision. Sa mère lui confie qu’elle s’est soumise à la volonté du père maintenant disparu pour l’élever en fille. N.O. Body effectue ses démarches vêtue en femme et obtient gain de cause en décembre 1906.

Désormais, c’est un homme aux cheveux courts ; à sa première sortie en habits masculins, il est terriblement mal à l’aise. Ces habits sont tellement plus légers que ceux des femmes, ils n’emprisonnent pas le corps ! C’est aussi un homme qui oublie de retirer son chapeau pour saluer, incline la tête à la manière des dames… L’apprentissage du langage du corps masculin prendra quelque temps. Hanna est ravie du nouvel aspect de son fiancé. La souffrance avait fait vieillir N.O. Body avant l’âge. Devenu un jeune homme qui n’a plus peur de rentrer seul la nuit et d’être accosté par des hommes, et qui peut fumer dans la rue, N.O. Body rajeunit. « Combien de souffrances et de combats auraient pu m’être épargnés si à l’école et à la maison une seule personne avait accepté de me parler de mon sexe ! Comme ma jeunesse aurait été moins sombre et solitaire ! […] Ce livre dit la vérité, écrit-il à nouveau dans sa conclusion, j’ai raconté la triste vie d’un être seul et malheureux qui, après bien des obstacles, a su trouver sa voie. »

Dans un corps de fille : Hermann Simon à la recherche de N.O. Body

Magnus Hirschfeld (1929) © CC4.0/Wellcome

N.O. Body laisse entendre qu’il a écrit ce témoignage comme une contribution à la science, vraisemblablement à l’instigation du docteur Magnus Hirschfeld. Le sexologue est alors connu pour ses recherches et sa lutte pour l’abrogation du paragraphe 175 qui avait prononcé en 1871 l’interdiction de l’homosexualité dans le Reich. De même qu’il ne le nommera pas, N.O Body brouillera tout au long de son livre chaque piste qui aurait permis de l’identifier sous sa véritable identité : les noms de tous les lieux sont ainsi changés. Il faut dire que son livre connaît un grand succès, est réédité sept fois avant la Première Guerre mondiale, avant de tomber dans l’oubli. Il a aussi été porté deux fois à l’écran, mais on dit qu’il n’en reste plus de trace.

Dans sa postface, Hirschfeld parle de ces erreurs tragiques à l’origine de suicides parmi les enfants et adolescents. Il prône le droit de décider à dix-huit ans de son sexe, lequel, selon sa phrase célèbre, se trouverait « davantage dans la tête que dans le corps ». Dans le doute, il reviendrait à la sage-femme de déclarer le sexe « indéterminé » ou bien, à tout le moins, de le dire masculin car, « du point de vue économique, une erreur de diagnostic serait plus facile à vivre pour un homme qui serait une femme que pour une femme qui serait un homme ». Pense-t-il à ce moment-là aux souffrances de N.O. Body qui n’avait pas de corps et qui n’était personne ?

Cette identité, c’est par pur hasard que l’historien Hermann Simon la découvre. Un certain Karl M. Baer avait jadis fait partie du cercle d’amis de sa famille, des Juifs berlinois. La mère de Simon, Marie Jalowicz Simon [2], raconte un jour à son fils avoir demandé à une tante ce que signifiait le « M » entre le prénom et le patronyme de cet ami de la famille. « Martha, aurait-elle répondu et ne m’en demande pas plus. » Étrange pour un homme, avait alors pensé la mère de Simon. Elle avait continué à poser des questions et appris que Karl M. Baer venait d’une famille juive religieuse d’Europe orientale, qui aurait déclaré l’enfant de sexe féminin pour lui éviter le service militaire. Elle apprend également que Baer avait publié un témoignage sous le nom de N.O. Body. Plus tard, il était devenu un important travailleur social au sein de la communauté juive berlinoise et un sioniste militant. Fort de ce qu’il pressent comme une légende, Simon poursuit ses investigations après la chute du Mur en 1989, lorsque l’accès aux archives de la RFA devient possible pour cet historien est-allemand.

De fait, Karl M. Baer était né, non pas en Europe orientale, mais pas très loin de Berlin, à Arolsen. Simon accède au registre des naissances et constate qu’en février 1907, soit vingt-deux ans après la naissance de N.O. Body, un changement de genre avait bien été enregistré. De même retrouvera-t-il la presse louant ses interventions sous le nom de Martha Baer à Lemberg (Lviv), Czernowitz et ailleurs. Mais la confirmation que Baer et N.O. Body sont une seule et même personne viendra… de la fiche du catalogue de la bibliothèque universitaire de Berlin ! Fruit d’une indiscrétion et d’une initiative privée, le nom de Baer Karl fut ajouté à la main sur la fiche concernant l’autobiographie de N.O. Body. Rien d’étonnant, pense Simon, dès lors que Heinrich Loewe, l’un des pères du mouvement sioniste en Allemagne, avait été nommé en 1909 à la tête de cette bibliothèque. (Qu’on me permette ici de répéter que se débarrasser des catalogues-papier à la suite de leur numérisation, c’est se débarrasser d’un savoir qui peut être précieux !) Seul le « M » conservé entre son prénom et le nom rappelait le prénom féminin initial de « Martha ».

Dans un corps de fille : Hermann Simon à la recherche de N.O. Body

La fiche de bibliothèque révélant la véritable identité de N. O. Body © D.R.

Grâce à Simon, nous savons maintenant ce que fut le destin de Karl M. Baer. Son mariage ne dura pas longtemps : Hanna mourut moins de deux ans plus tard, après s’être consacrée à la lutte contre la traite internationale des jeunes filles (de grande ampleur en Europe orientale où, pour échapper aux pogromes et à leur triste condition, des jeunes filles acceptent de suivre des séducteurs, juifs eux-mêmes, qui les obligent à se prostituer). Remarié à la germaniste Elza Max, qu’il avait connue en Galicie, Baer abandonne ses fonctions dans la communauté juive de Berlin dont les institutions sont fermées en avril 1937. Après avoir été emprisonné et torturé par la Gestapo, il quitte Berlin pour la Palestine en septembre 1938 où il exercera le métier de comptable. À nouveau veuf, il se remarie une troisième fois et meurt le 26 juin 1956 à Bat-Yam, près de Tel Aviv. On notera qu’il n’avait jamais laissé entendre sa judaïté dans son récit autobiographique. Au contraire, il disait chercher parfois refuge dans les églises. Pour ne pas être identifié ? Ou pour ne pas ajouter un handicap à un autre ? Sans doute pour les deux raisons.

Le récit de Karl M. Baer est désormais connu et présenté dans les études de genre en Allemagne et aux États-Unis. La présente édition s’accompagne, en plus du récit de ses recherches par Hermann Simon, de deux expertises, l’une médicale, l’autre juridique, qui exposent le cas de N.O Body au regard des connaissances d’aujourd’hui. La première émane de la médecin et historienne de la médecine Marion Hulverscheidt, qui a recensé les écrits sur le cas. Outre Hirschfeld, plusieurs médecins l’avaient pris en considération et examiné. Le premier médecin constate une malformation des organes génitaux mais estime que Baer est de sexe masculin. Il ne recommande aucune opération. Le pionnier de la sexologie, Iwan Bloch, confirme l’identité masculine de N.O. Body, mais avec une éjaculation privée de spermatozoïdes. Un autre médecin spécialisé en dermatologie cite le cas de N.O Body comme une erreur d’attribution de sexe. Reste la question de l’opération préconisée par Hirschfeld. On n’en trouve trace nulle part. On peut alors se demander s’il ne s’agissait pas, tout simplement, d’une circoncision. Il serait alors plausible que ce ne soit pas un médecin, comme le dit N.O. Body (« il était tout sauf un médecin »), mais le mohel (le circonciseur) à sa naissance qui, au vu d’un sexe différent de la norme, ait refusé de pratiquer la circoncision. D’où l’attribution du sexe féminin. Désormais de sexe masculin, juif et sioniste, Karl M. Baer pouvait avoir désiré la circoncision, encouragé en cela par les médecins évoqués ci-dessus, tous juifs. Une mesure d’hygiène comme un marqueur d’appartenance identitaire.

La deuxième expertise est signée de la juriste Konstanze Plett, qui relate les différentes étapes tout au long de l’année 1906 pour parvenir au changement d’identité sexuelle de Karl Baer. Le droit de déterminer son propre sexe, que recommandait Magnus Hirschfeld, entrera (sous certaines conditions) dans la législation allemande en 1981.

En 1939, quoique Karl M. Baer ait déjà quitté l’Allemagne pour la Palestine, le prénom « Israël » sera accolé à son nom sur le registre des naissances de sa ville natale, Arolsen. Tout aussi consciencieusement, la mention sera rayée et déclarée nulle et non avenue le 13 avril 1948.


  1. « Les années d’un homme en tant que fille ».
  2. Hermann Simon a publié les mémoires de sa mère, Marie Jalowicz Simon, jeune fille juive cachée à Berlin pendant la guerre, sous le titre, en français, de Clandestine (Flammarion, 2016).

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