Orsay, l’artiste et l’archéologue

De 1978 à 1981, Sophie Calle a exploré la gare d’Orsay et son hôtel désaffectés. Quarante ans plus tard, alors que ce lieu est devenu un musée, l’artiste y revient en compagnie de l’archéologue Jean-Paul Demoule, avec qui elle propose un livre, L’ascenseur occupe la 501, et une exposition, « Les fantômes d’Orsay ».


Sophie Calle et Jean-Paul Demoule, L’ascenseur occupe la 501. Actes Sud, 366 p., 69 €

Exposition « Les fantômes d’Orsay ». Jusqu’au 12 juin 2022. Musée d’Orsay, Paris


Un carton inséré, portant au verso une photographie de valise métallique à fermoir, nous avertit : « Nous nous trouvons devant un témoignage poignant de ce qu’ont dû être les derniers “livres”. Si ce système d’écriture s’est conservé jusqu’à nos jours, aucun support de ce type n’existe plus ». Cette note vient d’un futur lointain, accompagnant un objet polymorphe, non paginé, composé de papiers de divers grammages et de surfaces variées, ensemble de photographies, de textes aux caractères hétéroclites, de reproductions de feuilles volantes, de pages d’agendas griffonnés. L’objet revendiquant 366 pages reliées est couvert d’une jaquette sur laquelle on trouve également un plan (un « bleu » d’architecte) du cinquième étage du Palais d’Orsay, ainsi que quatre reproductions photographiques sur papier glacé. Une sorte de boîte à mystères, un assemblage composite évoquant une superposition de temporalités : celle de l’artiste Sophie Calle, celle de l’hôtel de la gare d’Orsay devenu musée, celle d’une chambre 501 qui n’existe pas sur le plan (mais il y a deux chambres 502) et celle de l’archéologue Jean-Paul Demoule ayant participé à ce projet d’exposition sur la sollicitation de l’artiste.

L’ascenseur occupe la 501, de Sophie Calle et Jean-Paul Demoule

Sophie Calle, « Orsay, 1979 ». Photo Sophie Calle © ADAGP, Paris 2022

Sophie Calle a poussé en 1978 une porte en bois, sur les quais de la Seine à Paris. Elle s’est retrouvée dans ce qui restait du Grand Hôtel Palais d’Orsay, fermé depuis quelques années. Lorsqu’elle y est retournée, en avril 1979, elle y a mené une exploration quotidienne et a trouvé refuge dans la dernière chambre du fond du couloir, au cinquième étage, donnant sur la rue de Lille. Les travaux du futur musée d’Orsay avaient commencé, mais ne progressaient que lentement vers les étages ; Sophie Calle s’en ira avant que les ouvriers du chantier n’atteignent la chambre 501 : « Moi au dernier étage, les envahisseurs en bas, puis au premier, au second, au troisième, au quatrième… Ma présence ne semblait pas les intéresser mais ils se rapprochaient. Un jour, j’ai surpris un architecte au cinquième et j’ai compris qu’aucun étage n’allait plus faire barrage ». L’ascenseur qui donne son titre au catalogue de l’exposition se situe à l’emplacement précis de la chambre fantôme. Il dessert aujourd’hui les bureaux de l’administration du musée.

Sophie Calle se souvient d’avoir dansé dans une grande salle – elle espérait intégrer la troupe de Bob Wilson –, puis d’y avoir invité des amis pour les photographier ou se faire photographier. Elle a fixé sur la pellicule les chambres vides, les peintures écaillées, les images collées aux murs, les radiateurs et téléphones abandonnés, les matelas éventrés et les cadavres de chats desséchés. La jeune femme s’appliqua également à une collecte braconnière, sans but précis, rapportant des plaques de chambre numérotées, des clés, un manomètre, une sonnette, une poignée de porte et quelques papiers. Les photographies furent prises de façon aléatoire, non pour documenter quoi que ce soit, à peine pour garder une trace, seulement pour tenter, peut-être, de saisir quelque chose. « Sans méthode, je ramassais des cahiers remplis de chiffres, des factures et des menus périmés, des objets dépareillés, rouillés, qui ne pouvaient plus servir. Je récupérais ces modestes débris, trophées que je rapportais chez moi dans une valise. Je grappillais des souvenirs. Pour quoi faire ? » Aucune démarche réfléchie de l’artiste, juste une incursion dans un lieu interdit qu’elle fréquente presque quotidiennement pendant deux ans, exclusivement de jour.

L’ascenseur occupe la 501, de Sophie Calle et Jean-Paul Demoule

Sophie Calle, « Orsay, 1979 ». Photo © Richard Baltauss

Le tout va dormir quarante ans. Entre-temps, Sophie Calle est devenue une artiste renommée et les grands musées se permettent aujourd’hui quelques expériences audacieuses : aucun n’aurait songé faire quoi que ce soit de ce fourbi en 1979, et il faut qu’il s’agisse de cette artiste-ci, riche d’une œuvre importante dont certaines racines se trouvent peut-être dans ces quelques mois où elle hanta l’hôtel désaffecté, pour qu’un responsable du musée d’Orsay se lance en 2020 dans un tel projet. Car l’argument est ténu, Sophie Calle l’a reconnu elle-même au fil des interviews accompagnant l’inauguration de cette exposition et la parution du livre-catalogue, dont le luxe contraste avec la pauvreté du butin. Sur le seul plan matériel, la collecte fut maigre, les vestiges étaient rares et épars. C’est peut-être ce qui a justifié le volet archéologique du projet : comme dans cet hôtel désaffecté, le plus souvent, ce qui est exhumé ou inventé par les archéologues n’est constitué que de fragments, lesquels ne permettent de saisir que des bribes d’histoires.

C’est ici Jean-Paul Demoule qui s’y colle avec humour et autodérision, en posant comme hypothèse contextuelle de base qu’une catastrophe ou un bombardement a frappé ce bâtiment sans qu’on puisse vraiment savoir à quoi il était auparavant consacré. L’archéologue et l’artiste proposent trois niveaux de lecture, qui diffèrent par la mise en page, la taille des caractères, la couleur de l’encre : d’abord les mots de Sophie Calle qui raconte laconiquement l’histoire de cette modeste aventure, en quelques phrases qui tiendraient sur deux pages. Après tout, elle n’a rien fait d’autre que de pousser une porte et d’explorer sans but les couloirs et les chambres d’un hôtel purgé de presque tout son mobilier. S’ensuit une analyse fonctionnelle et technique des objets conservés, qui ne fait pas mystère des variantes d’interprétations possibles (par exemple, une fourchette peut être à dessert, à huitre ou à gâteau). C’est là une vision réaliste ou positiviste des objets, de celles qu’il convient d’inscrire sur les fiches d’inventaire. Enfin, à l’encre bleue, Jean-Paul Demoule s’est régalé d’un exercice d’archéologie-fiction directement inspiré de David Macaulay et de son Motel of the Mysteries (1979) ou du Suisse Laurent Flutsch avec Futur antérieur (2002). Il s’agit de s’imaginer à la place d’un archéologue du troisième ou quatrième millénaire examinant les éléments mobiliers issus d’une fouille et de produire une interprétation sur la nature et la fonction des objets dont le temps a fait des choses énigmatiques.

L’ascenseur occupe la 501, de Sophie Calle et Jean-Paul Demoule

Sophie Calle, « Orsay, 1981 ». Photo Sophie Calle © ADAGP, Paris 2022

La différence entre la démarche de Demoule et celles dont il s’inspire est que ces dernières étaient des initiatives d’archéologues cherchant à mettre à l’épreuve leur discipline, tandis que dans le cas présent la sollicitation vient de l’artiste, le chercheur n’ayant d’autre prétention que de se prêter au jeu. Ce qui n’amoindrit pas la portée de l’exercice, si on veut le lire comme une remise en cause de certains présupposés fortement ancrés. Reconstituer une époque, une histoire ou une tranche d’histoire à partir de vestiges aussi peu représentatifs qu’une paire de ciseaux rouillée ou une série de douilles de cuivre enfilées sur une cordelette, est-ce bien raisonnable ?

L’archéologue, à partir de fragments matériels ou de formes qu’il s’efforce de ne pas reconnaître, invente des armes, des rituels, des instruments de musique. Ses hypothèses ont une allure d’autant plus sérieuse qu’il les étaie sur des comparaisons avec des découvertes archéologiques réelles. Au passage, à propos d’une fourchette, Jean-Paul Demoule s’amuse de la « paresse intellectuelle de certains archéologues peu consciencieux » adoptant la solution trop commode de l’explication rituelle. Tout objet peut devenir rituel à condition qu’on lui en donne la possibilité. Affubler d’un tel statut quelque chose dont on ignore tout, ou dont on feint de tout ignorer, c’est aller au plus simple, à peu de frais : qui nous démentira ? Même chose, désormais et depuis un siècle, pour les objets d’art : les archéologues du futur pourront supposer qu’un urinoir ou un séchoir à bouteilles peuvent être des œuvres d’art. C’est d’ailleurs l’une des hypothèses émises ici à propos d’une salle de bain dont ne subsiste que la tuyauterie, déconnectée des cuvettes et lavabos de faïence disparus. Il peut s’agir d’une œuvre d’art, « dans le style artistique en vogue au XXe siècle et que l’on appelait alors une “installation”, ce pour quoi les artistes donnaient libre cours à leur esprit créatif en accumulant les objets les plus étranges, parfois des détritus, pour faire preuve de leur savoir-faire et de leur inventivité, produisant ainsi des œuvres souvent très coûteuses ». Il s’agit en quelque sorte d’une mise en abîme de l’œuvre de Sophie Calle et de l’art en soi : mobilisée dans un projet artistique, l’archéologie mobilise l’art pour tenter de comprendre son matériau.

L’ascenseur occupe la 501, de Sophie Calle et Jean-Paul Demoule

Sophie Calle, « Orsay, 2021 ». Photo © François Deladerrière

Conseillons aux lecteurs qui souhaitent s’égarer dans un univers étrange et se délecter de mystère de ne lire que les textes imprimés en bleu car l’imagination du scientifique y rejoint celle de l’artiste ; tous deux sont en quête d’une foule absente, celle des occupants des chambres, de Marcel Déat en 1937 aux chœurs de l’Armée rouge trente ans plus tard. Mais le grand absent de ce lieu et de l’exposition se nomme Oddo. Il est le personnage principal de dizaines de petits papiers sur lesquels la direction de l’hôtel lui laissait des consignes à l’encre rouge. Il semble avoir été un fantôme insaisissable, même à l’époque de son activité, si l’on s’en tient aux incessantes demandes qui lui étaient adressées : le genre de factotum « jamais là quand on a besoin de lui » ! Les robinets fuient, les serrures se bloquent, les poignées des fenêtres tournent à vide, le « WC 206 public » est bouché, les vasistas n’ont plus de carreaux… et on cherche Oddo. Et s’il s’agissait d’un esprit auquel des croyants adressaient des requêtes, un « esprit de l’eau », par exemple, comme le suggère l’archéologue, esprit avec lequel on communiquait grâce aux multiples tuyaux de cuivre parcourant les pièces ? Ou bien Oddo était-il le monarque de ce palais, trônant sur l’un des deux fauteuils abandonnés sur place, l’autre étant réservé à son épouse, la supposée Odda ? Sophie Calle suggère une intrigante résonance avec une œuvre actuellement exposée au musée d’Orsay : derrière le tableau d’Amiet Grand hiver se distinguent deux silhouettes perdues dans les neiges. Deux fantômes qui marchent au dos de l’œuvre : « AU DOS… comme un signe d’Oddo, Odo, Mr Audau, mon fantôme d’Orsay », écrit l’artiste en jouant des mots et de l’image.

Elle a erré dans les galeries du musée pendant la fermeture due au confinement en 2020. Une série de photographies d’œuvres prises dans la pénombre en est issue, photos parmi lesquelles on trouve Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. C’est un écho au « Déjeuner sous l’herbe » que Jean-Paul Demoule a fouillé en 2011, mêlant déjà art et archéologie, travaillant déjà avec un artiste : en l’occurrence avec Daniel Spoerri qui avait, trente ans plus tôt, fait enterrer les restes d’un grand banquet à Jouy-en-Josas. La carrière de l’archéologue renoue ici avec son passé, comme celle de l’artiste que le hasard a poussée à se ressaisir de ce bric-à-brac oublié pour une rêverie drôle et mélancolique.


  1. Références auxquelles Demoule a renvoyé à l’occasion d’interviews données sur le projet. « Futur antérieur » est le titre d’une exposition au musée romain de Lausanne-Vidy.

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