Walt Whitman, romancier en herbe

Quinze ans avant la première édition de Feuilles d’herbe, son célèbre recueil de poèmes, le jeune Walt Whitman, alors âgé de vingt-trois ans, fait paraître son premier roman, Franklin Evans or The Inebriate: A Tale of the Times. Très exactement 180 ans après, on peut enfin lire sa traduction française : c’est ce qu’a fait pour En attendant Nadeau Jacques Darras, qui a traduit en 2002 les Feuilles d’herbe aux éditions Poésie/Gallimard.


Walt Whitman. L’ivrognerie de Franklin Evans. Un récit d’époque. Trad. de l’anglais et préfacé par Jean Pavans. José Corti, 215 p., 20 €


Le jeune Walt grandit à Brooklyn, à l’extrémité sud de Long Island en face de New York, où son père, Walter Senior, devenu charpentier après avoir vendu la ferme familiale, a transporté sa famille avant de se lancer dans la construction. Une manière de nomadisme local s’installe chez les Whitman, qui voyagent d’une maison l’autre, à peine construites et habitées aussitôt vendues, sans jamais s’enrichir. Cadet d’une fratrie qui comptera six garçons et deux filles, Walt quitte l’école à onze ans. Les dix années suivantes, il les passe dans une forme d’instabilité, lui aussi. Il est tour à tour apprenti chez un imprimeur, instituteur dans plusieurs villages voisins du berceau familial, au centre de Long Island, avant de se frotter au métier de journaliste et de fonder sa propre feuille, The Long Islander, qu’il colporte de ferme en ferme, à dos de cheval. Après ses années de formation, l’adolescent retourne à Brooklyn, prend le ferry qui traverse l’East River, débarque à New York et embrasse pour de bon le journalisme alors en pleine expansion, comme la ville.

L’ivrognerie de Franklin Evans : Walt Whitman, romancier en herbe

L’église St. Mark’s In-the-Bowery et Stuyvesant Street, à New York (années 1840). Peinture d’Edward Lamson Henry (domaine public)

Ce court résumé biographique correspond peu ou prou au premier chapitre du roman Franklin Evans or The Inebriate que Walt Whitman fait paraître en 1842, sans nom d’auteur sur la couverture, chez l’éditeur du magazine littéraire The New World. Le jeune journaliste de vingt-trois ans, qui s’est par ailleurs lancé dans la composition de nouvelles et de courts textes de forme romanesque, occupe un bref moment le poste de rédacteur principal du journal Aurora. Pour se détendre, il parcourt New York à pied plusieurs heures durant, en suivant très souvent l’axe oblique de Broadway qui le conduit au-dessus de Washington Square, alors limite supérieure des quartiers résidentiels. On imagine la ville en pleine ébullition économique mais c’est également un lieu de conférences, de visites d’écrivains européens et de débats intellectuels. En 1842, le philosophe essayiste de Concord Ralph Waldo Emerson, figure tutélaire du « transcendantalisme », y prononce une vibrante conférence ayant pour titre « The Poet » où il prophétise l’apparition de poètes originaux donc américains, qui n’auront pas peur de bouleverser les canons européens de la beauté et d’aborder les sujets des « banques et des tarifs, des journaux, de la religion, des Noirs et des Indiens, du commerce, des plantations du Sud, etc. ». Whitman est dans le public, il donne un compte rendu enthousiaste de la conférence dans Aurora. La même année, c’est le célèbre romancier anglais Charles Dickens qui rend visite à New York.

On est d’ailleurs très près de Dickens dans le roman Franklin Evans qui nous conte l’histoire d’une réussite, suivie d’une déchéance puis d’une rédemption. La différence, vite visible, apparaît toutefois dans la ligne plutôt sommaire de la narration, que l’emboîtement des récits ne parvient pas totalement à épaissir. On sent le jeune romancier plus proche, en vérité, des tableaux moralisateurs à la Hogarth, ou des pérégrinations allégoriques qu’un Bunyan fait traverser à ses héros. Le roman de Whitman a pour sujet les méfaits de l’alcool et de l’ivrognerie sur la société, ouvriers, fermiers ou classe moyenne. Il s’agit quasiment d’un tract, dont les 20 000 exemplaires présumés vendus furent vraisemblablement acquis par les toutes nouvelles ligues de tempérance. Il est d’ailleurs à la fois ironique et consolant de se dire que, de son vivant, Walt Whitman n’atteindra jamais plus de pareils tirages. Des huit cents et quelques copies de la première édition de Leaves of Grass, en 1855, sait-on seulement combien trouvèrent acquéreur ? Les biographes divergent sur le chiffre. Qu’importe ! La question la plus étrange, la plus mystérieuse, n’est pas tant de savoir si d’éventuels liens unissaient Whitman lui-même, son père ou ses frères avec les tentations de l’alcool que de constater l’édifiante conversion du jeune romancier moraliste en poète absolument inouï.

L’ivrognerie de Franklin Evans : Walt Whitman, romancier en herbe

Walt Whitman, par John White Alexander (1889) © CC0/Don de Mme Jeremiah Milbank, 1891/Metropolitan Musem of Arts, New York

Treize ans de quasi-retraite propices à la maturation allaient s’écouler avant l’éclatante transformation. Au milieu de cette quiétude surviendrait certes le choc des trois mois passés à La Nouvelle-Orléans, dans l’équipe toute neuve du journal The Crescent, mais aussi la découverte de la vie dans le Sud, celle de l’immensité du paysage américain contemplé depuis le pont d’un vapeur descendant l’Ohio, puis le Mississippi, jusqu’en Louisiane. Il y eut cependant, selon nous, le choc plus décisif encore de deux insularités constitutives, l’une faite de lenteur fermière et de douceur maritime acquises par la longue fréquentation de la nature sur l’île de Long Island, l’autre tout en frénésie et fièvre urbaine sur le rocher de Manhattan. Là se joua, tout à coup, une improbable synthèse de vitesse et de décontraction, marquée par la libération du vers que Shakespeare puis Milton avaient déjà délivré, quant à eux, de l’entrave de la rime ; une libération que Whitman prolongea dans la marche souple (shuffling) du piéton new-yorkais. Dans Feuilles d’herbe, le poète américain bouleversait le vers, inventait le verset, libérait « l’aller vers », annonçait la comédie musicale et le pas jazzé. C’est pourquoi lire aujourd’hui Franklin Evans dans la langue fluide où court la traduction de Jean Pavans a essentiellement pour intérêt de nous faire méditer sur l’écart voire l’abîme séparant une prose romanesque conventionnelle d’une « phrase vers », dont la liberté se conjuguait pour la première fois, qu’on le veuille ou non, avec une inégalité de souffle fondamentale.

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