Linda Lê : la fraternité des fantômes

Linda Lê écrivait autant qu’elle lisait. Elle nous a donné, depuis la fin des années 1980, des livres qui comptent et elle apparait comme l’un des auteurs importants de notre époque. Mais c’était aussi une essayiste remarquable qui a accompagné En attendant Nadeau depuis ses débuts, une amie d’une grande délicatesse qui reconnaissait les dangers de la littérature et les embrassait résolument. Il est difficile d’exprimer combien elle nous manquera.

Parfois, on rencontre quelqu’un avec qui on partage quelque chose d’infiniment rare, d’infiniment précieux, de presque indéfinissable mais d’évident. C’est une sorte de partage immédiat d’une part majeure de soi-même. On reconnait en l’autre un double, un autre être semblable, là, au milieu de tous ceux qui demeurent irrémédiablement différents. Et cette relation altérée, vive, relève d’une lecture de soi à travers l’autre et réciproquement. On est pris alors dans une forme d’égalité franche qui permet de tout dire, de tout relier, de tout partager.

Hommage à Linda Lê (1962-2022) : la fraternité des fantômes

Linda Lê © Beowulf Sheehan

Car, au-delà de nos différences, nous avions quelque chose en commun, ou en partage comme on voudra. Une manière d’éprouver la lecture, d’y exister, par le devers, fantômes de nous-mêmes nous effaçant sans fin dans l’épaisseur des pages des volumes ou dans les interstices de nos bibliothèques, comme aimantés par les livres. Tels des dévorateurs de ce qui nous dévore ! Comme si ne pas les lire, ou les lire moins intensément, et en moins grande quantité, le jour, la nuit, partout, nous amenuisait, nous faisait « dépérir », comme elle le confiait récemment dans un entretien. Il y a des lecteurs comme ça, un peu obsessionnels, comme dévorés par leurs lectures, dédoublés infiniment, qui se projettent, avec le plus de lucidité possible, dans la fiction, qui s’oublient et se reconnaissent paradoxalement dans la langue, le regard, la pensée d’un autre.

C’est probablement en grande partie ce qu’elle voulait dire au détour d’un essai bref : le lecteur qui lit vraiment « sait reconnaître ce qu’il attend et, en lisant, parler avec son double intime, ce frère secret que chaque livre révèle en soi ». On réalise aisément l’espèce de choc que procure cette révélation quand elle se produit en vrai, dans la vie, avec quelqu’un. Rarement je me suis senti autant en osmose de lecture qu’avec Linda Lê , c’est-à-dire dans un état de reflet si évident, de fraternité de lecture si prononcé. Nous aimions les mêmes livres, nous étions troublés par les mêmes univers, les mêmes langues. Et, comme au gré d’une conversation que nous aurions une fois encore, on peut en égrener quelques-uns, comme on se redirait de beaux souvenirs communs ou le nom d’êtres aimés et depuis disparus dont nous pouvions parler sans fin dans un café, sur un banc ou au téléphone : Franz Kafka, Bruno Schulz, Roberto Bolańo, Jaroslav Hasek, Friedrich Dürrenmatt, Marina Tsvetaeva, António Lobo Antunes, Alejandra Pizarnik, Pierre Guyotat, Jorge Luis Borges, Lydia Tchoukovskaïa, Branimir Sćepanović, Andrea Zanzotto, Isaac Babel, Emil Cioran, Varlam Chalamov, Bohumil Hrabal, Natsume Sōseki, Lao She, Joseph Conrad, Max Blecher, Thomas Bernhard, Kateb Yacine, Yan Lianke, Ernst Weiss, Leïb Rochman, Imre Kertész, Edna O’Brien, Bao Ninh…

Hommage à Linda Lê (1962-2022) : la fraternité des fantômes

C’est qu’il y a, dès les premiers livres qu’elle a écrits – Les Évangiles du crime, Calomnies, Les Dits d’un idiot… –, quelque chose de crépusculaire. Comme si la littérature, la langue (il faudrait probablement écrire tout cela au pluriel), nous hantaient. Comme ces fantômes auxquels tout le monde, dans le pays de son père, croit. Familiers, présents et absents, sur le seuil de l’existence. Et ils nous entrainent, dans tous ses récits, que l’on pourra lire comme une succession d’expériences, de plus en plus lucides, de plus en plus resserrées, qui s’employaient à donner une forme à une inquiétude et à une distance très puissantes. Son écriture, sobre, précise, parfois un peu malaisante, procède le plus souvent d’un décalage, comme si le monde et le langage ne coïncidaient jamais, que tout demeurait sans fin en suspens. Et, cela me frappe soudain, on l’entendait dans sa voix, dans sa lenteur, une douceur étrangement pointue, comme si tout demeurait tendu, presque dangereux, qu’il fallait être précis, juste, au plus près…

Il y a une dimension assez rare chez Linda Lê qui unit véritablement, sans pose ou affèterie, la pensée à la forme même de la prose, comme si son souffle, très long dans Les Dits d’un idiot par exemple, ou presque empêché et bref dans des récits plus récents, questionnait la forme même de la littérature, son imperfection, son caractère terriblement infini. Linda Lê est une romancière de la répétition, de la reprise. Mais ce ressassement, loin de stériliser le récit, le réinvestit toujours d’expériences formelles, d’un travail incroyablement obstiné pour revenir au cœur de l’expérience de la lecture, pour chercher quelque chose dans ce qu’elle produit dans le texte romanesque. C’est que Linda Lê, plus que tout autre écrivain français contemporain, écrivait en étant habitée par la lecture, par sa pensée de la littérature, par les voix qui se débattaient à l’intérieur d’elle-même.

Hommage à Linda Lê (1962-2022) : la fraternité des fantômes

Son œuvre consiste en une quête infinie, non pas d’une forme achevée, mais d’un processus, d’une sorte de fuite en avant dans la touffeur d’un univers pluriel et inquiétant que seuls les mots peuvent rendre vivable. Elle procède d’un inconfort radical. Rappelons-nous ce qu’elle écrivait pour en exprimer la difficulté : « Lire, écrire, quand on ne se borne pas à réclamer un baume lénitif, c’est accepter de se désabriter, c’est s’exposer à une fission. C’est renoncer au rêve de cohésion et obtenir en contrepartie cette révélation : la puissance du verbe réside dans sa défaillance même : il est traître, il s’ingénie à ruiner les espérances. » Beaucoup se trouveront empêchés en lisant ses livres – on pense à Œuvres vives, Cronos, Roman, Lame de fond ou encore Héroïnes – car ils exigent toujours un effort assez grand. C’est peut-être pourquoi, bien souvent, on les lit d’une traite, comme en s’y abimant. Car la fiction aussi, chez elle, n’est jamais produite pour elle-même ; il faut y chercher, y entendre autre chose – une réflexion poétique puissante, une angoisse fondamentale. Écrire ainsi revient à « être à contretemps pour sortir de l’impasse, surmonter son ambivalence :  l’impossibilité de dire et l’impossibilité de ne pas dire ».

Son œuvre romanesque ne peut s’appréhender sans comprendre l’égalité dont elle procède entre la pensée du texte, sa production et la lecture des autres, de ce qui n’est pas soi. Elle a ainsi produit une œuvre critique d’une rare amplitude : préfaces très diverses, édition de Panaït Istrati, textes critiques dans des revues, dont EaN, où l’on reconnaissait immédiatement son style et son érudition incroyable, essais, comme les extraordinaires Chercheurs d’ombres, Par ailleurs (Exils), Tu écriras sur le bonheur, Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau… Elle ne se voulait « ni exégète ni critique, simplement goûteur [qui] a picoré sur les terres de ces pirates de l’esprit et [qui] aimerait donner le goût de la lecture dont Borges disait qu’elle est un des bonheurs possibles de l’homme ». Une pensée de la littérature qui s’inscrit dans des relations hétéroclites et vives, d’assemblage de voix et d’idées qui reviennent toujours à réaffirmer l’inquiétude fondatrice qui nous tient, qui rend le monde difficile, instable, inconfortable. Et qu’il faut affronter résolument. Ne faisait-elle pas dire à Una dans Cronos : « Ma vie ne vaut que par mon entêtement » ? Linda Lê a ainsi produit une œuvre, quelle que soit sa forme ou son genre, qui résiste, qui refuse.

Hommage à Linda Lê (1962-2022) : la fraternité des fantômes

Linda Lê écrivait d’ici et d’ailleurs, en même temps, dans un même élan, de manière conjurée. Tous ses livres nous déplacent vraiment. Elle concevait la « littérature placée sous le signe du deuil originel. Une littérature qui nourrit en son sein un double, un ennemi qui le désavoue, qui met en cause sa légitimité. […] Une littérature qui serait une plante adventive. Ni d’ailleurs ni d’ici. Et comme telle elle perturbe l’ordre naturel des choses ». Elle reconnaissait la différence, véritablement, troublée par la douleur des autres plus que par la sienne, même malade ou très fatiguée. Il y avait chez elle une forme de douceur rude. Très immobile, avec quelque chose de l’oiseau ramassé sur-lui même, elle réajustait sa frange de cheveux d’un noir absolu avec quelque chose qui pétillait dans le regard souvent dirigé un peu d’en dessous, elle mettait une intensité dans tout ce que l’on se disait, une franchise nette. Nous avions cette habitude de nous parler en parlant des autres – de leurs livres, de leurs poèmes, de leurs pays, de leurs films, de leurs tableaux ou de leurs musiques –, en prenant ces détours qui n’en sont pas. Nous pensions – nous, le monde, la politique, l’Asie aussi que, par quelque accident, je connais un peu – en passant par d’autres que nous-mêmes. Chose rare, précieuse, je crois.

C’est en cela aussi que Linda Lê était l’une des femmes les plus généreuses qui soit – il fallait l’apercevoir derrière son extrême discrétion, ses silences, sa timidité, ou plutôt sa retenue –, une artiste qui se confronte dans l’écriture à des altérités absolues. « Lire un texte, comme lire sur un visage, c’est prendre conscience que face à nous il y a le surgissement d’une présence peut-être dangereuse, car elle nous remet en question, elle interroge notre individualité, elle menace de chambouler nos certitudes », écrivait-elle. Et, étrangement, cette sorte d’angoisse particulière rend beaucoup de choses plus douces, plus lointaines, presque s’effaçant. Nous avions trouvé ensemble une sorte de fraternité profonde, faite de mots, de silences, de langues obscures que parlent seuls ceux qu’elle appelait « les astres du désastre », qui savent la vie dure, souvent cruelle, et nous nous consolions dans nos bibliothèques imaginaires qui, décidément, comportent beaucoup de fantômes communs.

Hommage à Linda Lê (1962-2022) : la fraternité des fantômes

« Nuit blanche (Autodafé de la BnF) » © CC2.0/Raphaël Labbé

Quand, lundi matin, j’ai appris la mort de Linda, le monde s’est comme figé, vitrifié. Tout mon environnement m’a semblé un instant sortir du cadre de la réalité. Quelque chose s’est déchiré en moi. La nuit suivante, j’ai fait – cela m’arrive assez rarement – un cauchemar. Des gens, des hommes je crois, faisaient irruption, la nuit, chez moi. Ils ne m’agressaient pas, ne me prêtaient aucune attention, mais se jetaient juste sur ma bibliothèque, en arrachaient les volumes pour les jeter dans un grand feu. Certains dansaient autour en émettant d’affreux borborygmes incompréhensibles. Je restais figé, stupéfait, blessé, à regarder partir en fumée ces livres que j’adore, qui sont, comme pour Linda, d’autres moi-même. C’était peut-être, dans le sommeil, une manière de se dire adieu, d’éprouver la douleur de ce manque, de cette perte d’une fraternité rare, de ces mots, les nôtres, les leurs, que nous ne partagerons plus jamais. Cette fraternité qui manque, oui, qui manque. Et dans ce grand vide qu’on doit affronter, on entendra sa voix, un peu étrangère, comme celle des écrivains qui sont à jamais, comme elle, nos frères, nos fantômes. Oui, dans la grande solitude qui est notre lot, comme pour ces errants des ombres qui s’obstinent à écrire, il reste des lambeaux de langage qui nous rassurent un peu et sèchent nos larmes, d’encre évidemment. Souvenons-nous ainsi des « mots « aveugles » » de Hölderlin, écrits pour

                                                                                                                                                                étoiler

                                                                                                                                                                 un ciel

                                                                                                                                                             en loques


En attendant Nadeau a rendu compte de plusieurs livres de Linda Lê : De personne je ne fus le contemporain, Je ne répondrai plus jamais de rien, Chercheurs d’ombres, Héroïnes et Roman.
Hugo Pradelle rend aussi hommage à Linda Lê sur le site d’Ent’revues, publication partenaire d’EaN. On y lira également « Le Promontoire des possibles », un texte de Linda Lê publié en ouverture du 61e numéro de La Revue des Revues.

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