Linda Lê et le siècle de fer

Dans son ultime livre publié de son vivant, paru peu de temps avant son décès le 9 mai 2022, Linda Lê prolonge un instant : la rencontre, en 1923 à Moscou, entre Ossip Mandelstam et Hô Chi Minh. Entremêlant l’histoire de la Russie, dont elle aimait les écrivains, et celle du Vietnam, où l’écrivaine était née en 1963, De personne je ne fus le contemporain médite la violence politique en arrimant la pensée à la littérature. Comme l’a toujours fait Linda Lê dans toute son œuvre de romancière et de critique.


Linda Lê, De personne je ne fus le contemporain. Stock, 120 p., 18 €


En romancière, Linda Lê aurait pu inventer cette rencontre, en imaginer les détails ; mais son livre, plus proche du récit, de l’essai et surtout de l’art de la lecture, se refuse à toute fiction. Comme si, pour évoquer les totalitarismes, mieux valait parfois une littérature réduite à l’exposition de faits. La rencontre du poète soviétique et du militant indépendantiste vietnamien en est un, mineur et paradoxal, un peu improbable au début, mais devenant compréhensible au fur et à mesure de la lecture. Mineur, du point de vue de l’histoire dite grande ; paradoxal, parce que tout semble opposer les deux hommes.

De personne je ne fus le contemporain : Linda Lê et le siècle de fer

Linda Lê © Beowulf Sheehan

En 1923, Nguyên Tat Thanh (qui deviendra Hô Chi Minh, « source de lumière ») se trouvait à Moscou en tant que délégué du Komintern. Mandelstam en tira un article, pour « grappiller quelques roubles ». Les deux hommes avaient un an d’écart et toute une histoire en commun. Celle des luttes pour l’émancipation, des combats contre l’oppression, mais surtout d’une pensée intransigeante et du feu de liberté qui brûlait en eux. « Ils appartenaient au même siècle de fer, ils étaient contemporains et solitaires, chacun se tenant en retrait tout en allant de l’avant, avec la détermination de qui ne transigerait pas. […] En réalité le poète et le patriote étaient à contre-poil du monde, luttant pour vivre selon leur idéal, mais leur idéal était mort », écrit Linda Lê. Cette lecture, presque cent ans plus tard, n’est pas sans mélancolie. Son livre se termine sur une citation extraite de la dernière lettre écrite par Walter Benjamin avant son suicide, le 26 septembre 1940.

Ils ont également en commun la clandestinité, la maladie ; et la poésie – Hô Chi Minh écrivait aussi. Mais les deux hommes réunis par leur temps diffèrent aussi beaucoup. Contrairement à Anna Akhmatova, dont Linda Lê rappelle qu’elle traduisait des auteurs asiatiques, Mandelstam ne connait rien à l’Asie ni aux colonies, alors que Hô Chi Minh a déjà beaucoup voyagé, y compris chez ses propres colonisateurs [1]. Surtout, s’il est mis en danger par ses combats anticoloniaux, le militant deviendra un homme de pouvoir, ce que ne fut jamais Mandelstam. Le paradoxe va jusqu’à leur mort : quand le corps de l’un est perdu dans la Kolyma où il aura été déporté en 1934, le corps de l’autre est exposé dans un mausolée dans la capitale qui porte son nom.

De personne je ne fus le contemporain : Linda Lê et le siècle de fer

Ossip Mandelstam (1935)

Par-delà les affinités et les solidarités, Linda Lê défait les faux-semblants, en pointant l’aveuglement du militant devant cet autre impérialisme et cette autre oppression qui allait s’abattre sur le poète, déjà surveillé en 1923. « En un mot, c’était la rencontre d’un futur persécuté et d’un tenant des persécuteurs », tranche-t-elle. Et plus loin : « Leur rencontre était celle d’un idéaliste fort de la croyance qu’il libérerait ses frères et d’un égaré harcelé chaque jour davantage ». De personne je ne fus le contemporain a donc tout du pari littéraire : réunir dans un même récit, parfois dans la même phrase, les deux visages d’une même histoire.

Ce jeu de ressemblances et de différences donne toute sa matière à ce beau livre, mais Linda Lê propose une méditation plus profonde. Même s’il comporte une foule de détails passionnants et émouvants (on apprend par exemple que, l’année précédant sa mort, Mandelstam, malade et misérable, lit Ulysse de Joyce et apprend l’espagnol), plutôt que de mener l’enquête, elle l’écrit à la manière d’un long commentaire à la marge, fonctionnant souvent par reprises et reformulations, juxtapositions d’éléments qui donnent à sentir des boucles d’oppression et de révolte. Ces effets de répétition impriment chaque fois un peu plus dans l’esprit un puissant sentiment d’empathie envers ces deux vies prises dans la violence de l’histoire.

À celui de l’écriture, Linda Lê associait de manière naturelle le travail d’une grande lectrice – en plus de ses nombreuses recensions dans En attendant Nadeau, beaucoup de lecteurs se souviennent de ses préfaces à de multiples éditions de textes étrangers ou encore de son édition des textes de Panaït Istrati (Phébus, 2006). Pour élucider cette rencontre et penser son « siècle de fer », elle suit pas à pas les poèmes de Mandelstam, dont elle insère des citations toujours de manière fluide. Appuyée à la traduction de Jean-Claude Schneider parue en 2019, tout se passe comme si, à force d’intimité et de fréquentation, elle avait fait siens les mots de Mandelstam, elle qui avait consacré un livre à Marina Tsvétaïéva (Marina Tsvétaïéva. Comment ça va la vie ?, éd. Jean-Michel Place, 2002).

De personne je ne fus le contemporain : Linda Lê et le siècle de fer

Nguyên Tat Thanh, futur Hô Chi Minh, délégué indochinois au Congrès communiste de Marseille (1921) © Gallica/BnF

Dans ce travail de la citation se loge un centre caché de ce beau livre, qui dit tant du discret engagement de son autrice. Derrière le petit moment historique, c’est la singularité, la solitude aussi, de l’implication dans l’art, dans les mots, dans les formes, qu’interroge Linda Lê sans relâche et à quoi elle rend hommage. Avec sa pudeur personnelle, Linda Lê tisse malgré tout un lien intime avec ce qu’elle raconte : l’arrestation de Mandelstam, « c’est une scène que connaissent bien, qu’ont vécue maints écrivains du Vietnam réunifié », le pays qu’elle a quitté à jamais en 1977. C’est alors une évidence que son livre soit dédié « à ceux qui, de tout temps, sous un régime totalitaire, ont cherché refuge dans les livres, l’art, la beauté, au péril de leur vie ». N’être vraiment tout à fait de personne le contemporain, c’est être capable d’être de tout temps.

Le vers de Mandelstam qu’elle avait choisi pour intituler son livre peut s’appliquer à Linda Lê elle-même, que la fréquentation assidue des textes passés et contemporains fait appartenir à tous les temps. Cela ne l’empêchait pas d’écrire au présent les solidarités de l’écriture avec les combats politiques : « La rencontre de ces deux résistants d’exception ouvre un espace à la fois politique et littéraire qui permet au lecteur du XXIe siècle de ne rien oublier ni des luttes pour l’indépendance des peuples dits arriérés ni des contre-feux allumés par des créateurs déterminés à ne jamais capituler, même quand leur vie est en jeu. Ils montrent la voie, diraient d’aucuns, qui ne mesurent pas à quel point ils ne sont pas seulement nos guides : ils incarnent la part en nous qui aspire à se transcender par l’action ou par le sacrifice de soi dans l’opiniâtreté mise à écrire, envers et contre tout, ce qui nous expose au danger. »


  1. Sur la figure de Hô Chi Minh, on peut lire Au zénith de l’écrivaine vietnamienne Duong Thu Huong (trad. du vietnamien par Phuong Dang Tran, éditions Sabine Wespieser, 2009). Sur ses années parisiennes, Au loin le ciel du Sud de Joseph Andras (Actes Sud, 2021)

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