Natures mortes

Le comique féroce et morbide de L’apparence du vivant, premier roman de Charlotte Bourlard, exprime paradoxalement une vitalité et une douceur certaines. Un lien se noue entre sa jeune héroïne, photographe, et madame Martin, taxidermiste à ses heures et entrepreneuse de pompes funèbres à la retraite. Par révélations progressives, par petites touches, Charlotte Bourlard raconte une initiation politiquement incorrecte et émancipatrice.


Charlotte Bourlard, L’apparence du vivant. Inculte, 132 p., 13,90 €


La narratrice rencontre madame Martin parce qu’elle veut photographier des « vieux qui acceptent de poser nus ». Les deux femmes se reconnaissent immédiatement car elles ont toutes deux choisi la mort comme la meilleure façon de s’arranger d’un monde décevant. L’héroïne accepte donc de s’occuper de madame Martin et de son mari, cloué au lit par une attaque. Le prologue du roman de Charlotte Bourlard donne le ton : « Elle me demande plusieurs fois par jour que je l’achève ».

Dans L’apparence du vivant, les vies de beaucoup des personnages sont si médiocres ou entravées que la mort leur devient désirable. Madame Martin la réclame à plusieurs reprises. Elle-même rend visite à Suzanne, l’ancienne maîtresse de son mari, juste pour dire à sa vieille rivale impotente : « Personne ne te débranchera, Suzanne. Tu vieilliras seule jusqu’à la fin des temps. Personne n’aura plus jamais envie de te toucher ». Et la narratrice, à propos d’un clochard : « Lui aussi aimerait qu’on l’achève. Je pourrais achever tous les gens qui le méritent. Je préfère les laisser pourrir ». Pourrir ou mourir, beaucoup de personnages ont besoin qu’on les aide à se décider.

L'apparence du vivant, de Charlotte Bourlard : natures mortes

Paris (2009) © Jean-Luc Bertini

Le funérarium des Martin se situe dans un quartier de Liège, dont les deux femmes, au fil de leurs promenades, constatent la décrépitude. Les bâtiments et les êtres – clochards, drogués, Témoins de Jéhovah, touristes – semblent touchés par la même combinaison de déclin et d’ineptie. Ce néant se devine chez les rares visiteurs des Martin : Japonais voulant convertir le funérarium en karaoké, dealeuse de sirops, agente immobilière, policiers, le frère de la narratrice, tous ont la profondeur d’ectoplasmes.

Par contraste, les animaux empaillés par madame Martin rayonnent de vie. Dans un monde agonisant, les valeurs s’inversent. La puissance, l’énergie et la justesse se retrouvent dans la mort. L’héroïne l’a compris très tôt. Enfant délaissée par un frère violent et une mère qui « intervenait peu dans la vie », elle a trouvé refuge auprès d’un vieux voisin dont la maison pourrissait autour de lui. Il lui a appris à nourrir les souris prises à ses pièges à colle, afin que leur agonie dure plus longtemps. Quand elle découvre le vieil homme pendu dans sa cage d’escalier, elle ne dit rien à personne, le photographie au fil des jours et lui invente un départ aux Maldives. L’existence de M. Desoteux mort devient bien plus intéressante que de son vivant.

Taxidermie et photographie conservent ce qui se défait. Madame Martin garde aux êtres un éclat durable, la narratrice fige les processus de la destruction : corps vieillissants, blessures, cadavres. Charlotte Bourlard décrit en détail le processus de la naturalisation, dont les gestes évoquent ceux d’un artisan ou d’un chirurgien, voire les attentions délicates du soin et de l’amour.

L'apparence du vivant, de Charlotte Bourlard : natures mortes

Ce monde vétuste, fossile, qui clignote avant de s’éteindre, est décrit petit à petit, à travers une structure complexe ; et avec beaucoup d’humour noir, jouant du malaise du lecteur qui, comme les personnages secondaires, éprouve à la fois fascination, dégoût et déstabilisation face au frôlement de la mort.

L’apparence du vivant aurait pu être seulement burlesque, mais la complicité forte qui s’établit entre les deux héroïnes le mène plus loin. La vie du roman tient à cette relation par laquelle madame Martin peut accepter sa mort prochaine en transmettant son art et sa vision du monde à une jeune femme qui, en retour, l’aide à finir. Choisir la taxidermie comme motif, c’est aussi interroger l’existence des corps vivants, que rien dans l’apparence ne permet de distinguer des corps naturalisés. Où est la vie ? demande L’apparence du vivant. Pas dans la répétition et l’aveuglement effrayés de tous les personnages secondaires, mais dans la transmission du savoir-faire et de la lucidité, conditions d’une fin comme d’une émancipation.

En jouant du comique macabre, Charlotte Bourlard a écrit un roman étonnamment tendre et chaleureux, sur la remise en route d’une vie blessée et d’un monde tétanisé. Son sens de l’ellipse, son humour aigu, laissent espérer d’autres livres tendus comme le geste du naturaliste retournant une peau.

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