Inglorieuses bâtardes

Avec Les trente inglorieuses, Jacques Rancière rassemble pour la deuxième fois diverses interventions, tribunes, communications apparaissant sur différentes « scènes politiques », comme il l’avait fait avec Moments politiques. Interventions 1977-2009 (La Fabrique, 2009). Pour le lecteur attentif aux publications du philosophe, il sautera aux yeux que la partie la plus intéressante (non pas en soi mais relativement au présent choix éditorial) se situe dans la troisième et dernière partie, intitulée « Les présents incertains », où Jacques Rancière tente de comprendre les mouvements d’occupation (Occupy Wall Street, Nuit debout, Gilets jaunes…) de ces dernières années.


Jacques Rancière, Les trente inglorieuses. Scènes politiques. La Fabrique, 228 p., 15 €


Ce volume reprend neuf des vingt-cinq textes qui formaient celui de 2009, et l’on peut se demander, malgré les explications données dans l’avant-propos, pourquoi l’auteur et l’éditeur ont fait ce choix. Moments politiques ne comportait pas, dans sa table des matières, de subdivisions, contrairement au présent ouvrage qui organise la matière interventionniste, redonnant à lire ces mêmes textes insérés dans un ordre dynamique « comme réflexion sur les processus qui ont construit nos présents divisés ». Mais est-ce un motif suffisant et ne fallait-il pas constituer ce deuxième volume sans reprise d’un matériau antérieur ? Il existe de nombreuses interventions de Rancière à l’étranger que le public français ne connaît pas et il aurait été intéressant de les lui faire connaitre.

Mais venons-en aux mouvements d’occupation. Jacques Rancière semble d’abord expliquer ce qui peut apparaître comme un certain échec : pourquoi ne mordent-ils pas sur la réalité, pourquoi échouent-ils à la transformer, contrairement à la « performance Macron » qui, elle, a modifié radicalement le paysage ? Pourquoi surgissent-ils et disparaissent-ils sans faire bouger les lignes ?

Les trente inglorieuses. Scènes politiques, de Jacques Rancière

Jacques Rancière © Jean-Luc Bertini

Personne mieux que Jacques Rancière ne pouvait répondre à cette question, car personne n’a autant mobilisé, depuis La mésentente (Galilée, 1995), une réflexion politique sur le temps et l’espace. Il faudrait d’ailleurs, plus précisément, parler de « lieu ». La politique représente chez lui une rupture, un surgissement qui défait ce qu’il appelle les dispositifs de la policel’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et des fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution », écrivait-il dans La mésentente). L’opposition, qui les constitue en un couple inséparable, entre police (dans un sens élargi par rapport au sens policier) et politique, désaccorde les temps et les lieux. Si la police organise un temps homogène, celui du gouvernement des hommes et de la gestion des biens, et institue des lieux d’occupation (le mot se trouve déjà dans La mésentente), c’est-à-dire organise le monde sensible d’une société partagée entre lieux de travail, de vie « privée », de loisirs, etc., le politique chez Rancière vient interroger les logiques « policières » qui soumettent les sujets humains, et le « politique » le fait au nom de l’égalité des hommes. L’ordre des lieux est bouleversé : l’usine, durant le temps de la grève, n’est pas d’abord l’espace d’une revendication salariale, mais elle devient l’espace public nouveau où la question du sens du travail est posée à nouveau, tout comme la maison, devant les protestations des domestiques, devient le lieu politique où la question de la participation des femmes à la politique doit trouver une réponse.

Or, que se passe-t-il avec les divers mouvements occupy ? Si Jacques Rancière explique qu’ils transforment bien des lieux affectés par la « police » à la circulation en lieux d’assemblées et de forum, ils ne les modifient pas de l’intérieur, ils n’inscrivent pas « au-dedans » du réel, comme l’occupation d’usine, de nouveaux rapports sociaux. Il « ne s’agit plus d’un espace du dedans, situé au cœur de la distribution des activités économiques et sociales ». C’est l’occupation d’un reste, d’un « à-côté » : « l’occupation […] n’est plus la transformation d’un lieu de domination subie en un lieu de pouvoir affirmé ». Elle est « orpheline » du lieu et du sujet à émanciper.

Mais Rancière n’en reste pas à ce constat qui serait vrai si l’on n’avait pas changé d’époque. Il « récupère » cet à-côté et le dote d’une capacité de « symboliser », dans un espace de circulation, la place, ce qui s’oppose à toute dislocation (économique, sociale, etc.). Un non-lieu, celui du passage, celui de la dispersion ‒ image même de la fragmentation provoquée par l’économisme techniciste ‒, devient un lieu d’opposition. Contre le reproche, trop facile selon l’auteur, de ne rien instituer de nouveau, il faut affirmer que ces mouvements créent au moins des « contre-institutions et des organisations autonomes » qui échappent à la « machine étatique », à laquelle les organisations classiques, syndicats, partis, sont depuis longtemps intégrées. La nouvelle occupation, si elle n’a pas le pouvoir de reconfigurer un nouveau sensible commun, symbolise au moins un « conflit de mondes », même si celui-ci ne peut plus s’articuler avec un « conflit de forces ».

Les trente inglorieuses. Scènes politiques, de Jacques Rancière

Mais ce n’est pas signe d’impuissance, c’est par une sorte de nécessité objective que ces mouvements ne peuvent plus s’appuyer sur des forces sociales constituées – elles ont été détruites. Cet « à-côté », ce reste, révèle dans sa « pureté » (Rancière risque le mot, dont pourtant il se méfie), son isolement (la « solitude » de la démocratie évoquée dans La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005), que la démocratie rechigne à être une forme stable, une forme « arrivée » (comme il y a des gens arrivés, parvenus), une démocratie « policière » enfermée dans les effets pervers d’une représentativité trompeuse produisant un « peuple » qui ne doit absolument pas sortir des places assignées. Justifiés par leur extériorité, ces mouvements mettent en scène un espace public, un accès à la « visibilité », qui permet aux hommes de « s’appréhender les uns les autres comme égaux » (Claude Lefort, Essais politiques, Seuil, 1986). La mésentente parlait de « cette pratique du comme si qui constitue les formes d’apparaître d’un sujet qui ouvre une communauté ». C’est ce théâtre de l’égalité, cet « espace polémique » qui importe à Jacques Rancière (d’où le sous-titre de son livre, « scènes politiques »). Il figure l’excès de toute politique sur toute police possible.

En pensant le politique sous le mode de l’association ouvrière du XIXe siècle, c’est-à-dire sous la modalité de la reconnaissance mutuelle des égaux, on peut se demander si toute politique, loin d’excéder toute police, ne vient pas, au contraire, trop tard, comme un supplément, pour introduire en celle-ci, non pas une dose d’égalité, comme un rééquilibrage dans l’assignation des places, mais plutôt une inclination à l’égalité, un poids dans la gestion des hommes et des biens, dans la justice, une sorte de « jamais sans l’égalité » : toute décision policière doit pouvoir être accompagnée d’un « nous » égalitaire (tout homme vaut tout homme).

Jacques Rancière rappelle les propositions concrètes formulées par ces mouvements pour réduire les effets de pouvoir d’une oligarchie se faisant passer pour une démocratie : tirage au sort, mandat unique et court, institutions de contrôle, référendum d’initiative populaire. Mais elles ont besoin d’une « puissance autonome par rapport à la machine étatique » qui les porte dans la durée ; suffit-il, depuis une extériorité, un « à-côté », de rejouer « l’action exemplaire », selon l’expression de Mai 68 que Rancière réactualise, ou faut-il multiplier les expérimentations locales pour former cette puissance ? Cette pratique de l’action symbolique dénonciatrice qui frappe au cœur de ce qui est en jeu – pensons à la « marche du sel » de Gandhi – peut produire des résultats dépassant son caractère apparemment dérisoire, mais il faut pour cela un collectif nombreux (on n’ose écrire une « classe », un « peuple », un « sujet »), créé par l’action elle-même. Peut-être le pas-encore-peuple des précaires va-t-il finir par engendrer cette puissance.


EaN a rendu compte du Temps du paysage. Aux origines de la révolution esthétique et des Bords de la fiction de Jacques Rancière.

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