Selon certains intellectuels médiatiques, il faudrait s’employer à séparer ce qui relève du militantisme de ce qui appartient à la science. Une bonne part de l’intérêt du passionnant ouvrage du philosophe Claude Gautier et de l’historienne Michelle Zancarini-Fournel réside dans la démonstration de l’irrecevabilité de cette prétention. Cette démonstration passe par un examen rigoureux de la notion de savoirs critiques. Comment devons-nous comprendre « critique » ? De deux façons : il s’agit, d’une part, d’opérer des choix dans la description de la réalité, et, d’autre part, d’adopter un point de vue à partir duquel voir ce qui est à décrire. Dès lors, les auteurs insistent, à juste titre, sur la nécessité d’une confrontation des points de vue, laquelle plaide en faveur du « pluralisme épistémologique ».
Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel, De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche. La Découverte, 272 p., 15 €
Les sciences sociales ne sont pas limitées à l’espace du laboratoire puisque, par nature, ce dernier s’étend à toute la société. Aussi n’est-il aucunement surprenant que les débats sur les identités (de classe, de genre, de race) et sur la question de leur articulation ne se réduisent pas à de simples controverses théoriques. Il entre dans la vocation des sciences sociales non seulement de comprendre mais également de transformer la société afin de la rendre plus juste. C’est ce que Durkheim, à la fin du XIXe siècle, exprimait de manière limpide : « Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n’est pas pour négliger ces derniers : c’est au contraire pour nous mettre en état de les mieux résoudre » (De la division du travail social). Dans une même perspective, Pierre Bourdieu, dans un article oublié sur le célibat et la condition paysanne [1], rappelait l’exigence de transformation du monde, laquelle passe, écrivait-il, par la « tâche de restituer aux hommes le sens de leurs actes ».
Ce livre est, en définitive, une démonstration de la validité de la perspective du « pluralisme épistémologique ». De la défense des savoirs critiques se présente en effet comme l’énoncé des évènements, parmi bien d’autres possibles, autant dans l’histoire générale que dans celle, particulière, de l’Université, qui éclairent la dispute autour des valeurs et permettent d’aborder, muni des enseignements de la dispute, « les questions brûlantes de notre temps ». Dans la stricte mesure où le regard se porte sur l’histoire française, il est raisonnable de faire de l’année 1989 le moment décisif puisqu’elle est celle de la célébration du bicentenaire de la Révolution et aussi celle du début de l’affaire du foulard islamique. Les divergences sur le sens de l’universalisme républicain se manifestent alors et elles ne cesseront de s’amplifier.
Une large part des affrontements de ces derniers mois (depuis l’automne 2020 et la référence stigmatisante à « l’islamo-gauchisme » jusqu’au « colloque » des 7 et 8 janvier 2022 sur la supposée volonté de militants woke de détruire l’École de la République) s’éclaire ici par la patiente description des mécanismes qui ont permis que le principe de laïcité se pervertisse en valeur identitaire, créant ainsi les conditions d’un affrontement entre « eux », sur lesquels pèse inlassablement un soupçon d’inassimilabilité, et « nous ». De cette histoire, on retiendra l’effacement, sur cette thématique, du clivage gauche/droite ou, si l’on préfère, le rapprochement entre l’extrême droite et les républicains autoproclamés, ces derniers étant, comme les premiers, entièrement occupés à construire des épouvantails (tels le wokisme) afin de dénoncer leur dangerosité. Il n’est pas inutile ici de rappeler la lucidité de Daniel Lindenberg qui, il y a exactement vingt ans dans Le rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires (Seuil, 2002), soulignait que « le procès de l’islam est avant tout celui du pluralisme, comme on l’a compris depuis l’“affaire du foulard” présentée à l’époque par certains intellectuels comme un “sursaut républicain” ».
Les opérations de disqualification des pensées critiques trouvent une vive résonance au sein de l’Université. Sous couvert d’alerter sur les risques d’une « américanisation » d’une partie de la recherche, on va s’employer à vouer aux gémonies des sujets tels que le décolonialisme et le postcolonialisme (rarement distingués), le genre, la race, l’intersectionnalité ou encore la cancel culture. Arrêtons-nous un instant sur cette désormais fameuse « culture de l’annulation ». On peut, à l’instar de Laure Murat dans Qui annule quoi ? (Seuil, coll. « Libelle », 2022), se demander ce dont il est réellement question : de mise en cause de la liberté d’expression, comme cela est régulièrement déploré dans les médias conservateurs, ou, comme l’écrit Jodie Foster interrogée par Télérama, de réparer des injustices flagrantes a posteriori ? On doit certes se préoccuper des atteintes à la libre circulation des idées, mais encore faut-il en avoir une juste estimation. Or, rien ne vient étayer la thèse selon laquelle se mettrait en place une sorte d’orthopédie mentale qui devrait être assimilée à la censure. Mais les censeurs, les véritables, ne se souviennent guère des faits, trop occupés à reprocher à leurs adversaires, nécessairement militants, de mettre en péril la neutralité axiologique.
De ce reproche récurrent, Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel disent l’essentiel (voir, notamment, p. 153-159). Ils rappellent l’invraisemblable contresens de celle qui se veut l’incarnation de la science contre l’idéologie, Nathalie Heinich, notamment dans son « Tract » intitulé Ce que le militantisme fait à la recherche (Gallimard, 2021). On sait que Max Weber est constamment mobilisé pour illustrer la façon dont, à l’opposé de Durkheim, il conviendrait que le chercheur se comporte. Nathalie Heinich, pourtant sociologue et chercheuse éminente, se trompe lourdement sur le rapport de Weber aux valeurs. À l’évidence, elle n’a pas lu les travaux d’une des meilleur-e-s interprètes de la pensée wébérienne, Isabelle Kalinowski. Celle-ci, commentant La science, profession et vocation ainsi que Leçons sur la science et la propagande (1919), s’éloigne de la vulgate issue de Raymond Aron, laquelle avait imposé l’idée que le sociologue allemand développait ses ardeurs polémiques contre les pacifistes ou les révolutionnaires alors qu’elles visaient les « nouveaux prophètes », c’est-à-dire majoritairement des réactionnaires. Rien, quoi qu’il en soit, qui relèverait de la neutralité. Et pour cause : lorsque Weber parle de Wertfreiheit, il cherche à opposer, non l’engagement à la neutralité, comme le sociologue proche de Carl Schmitt Julien Freund a cherché à le faire croire, mais la propagande au principe de « non-imposition des valeurs ». La problématique de la Wertfreiheit ne concerne pas l’adhésion à des valeurs, mais l’usage malhonnête qui peut en être fait (et Weber songeait à l’éventuel abus de position dominante du professeur sur les étudiants).
Il semblerait que cet abus soit une tentation récurrente dont le fondement théorique est sans doute l’affirmation péremptoire selon laquelle les faits et les valeurs doivent être rigoureusement séparés. Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel montrent, en s’appuyant sur le philosophe américain Hilary Putnam, qu’ils sont au contraire enchevêtrés (ce qui ne signifie pas qu’ils doivent être confondus, au point de nier l’existence même des faits : peut-être aurait-il fallu être plus explicite sur ce point). Ils font référence aux « concepts essentiellement contestés » identifiés en 1956 par Walter Bryce Gallie, dont font partie les notions d’objectivité, de rigueur, de cohérence et même de scientificité. C’est, pourrait-on ajouter, également le cas des concepts politiques, concepts interprétatifs s’il en est, dont la signification est à jamais essentiellement contestée.
Mais ce que nous retiendrons de la position de Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel sur des questions qui, parfois, conduisent au relativisme radical, c’est l’affirmation bienvenue de la valeur épistémique de l’objectivité, définie comme « le processus de validation des connaissances produites dans un domaine spécifique ». Plus encore, ajoutent-ils précieusement, « l’accord, dont l’objectivité acquise est l’expression, porte donc la marque du caractère processuel et historique de la fabrique des savoirs critiques et de leur organisation dans le domaine des sciences sociales ». En effet, comme le précise Putnam, cité par les auteurs, « le fait de reconnaître que nos jugements prétendent à une validité objective et le fait de reconnaître qu’ils tiennent leur forme d’une culture et d’une situation problématique particulières n’ont rien d’incompatibles ».
Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel concluent leur ouvrage par une défense d’un universalisme pluriel, lequel, opportunément, se réclame d’Édouard Glissant et aurait tout aussi bien pu se réclamer d’Aimé Césaire, pour qui un universalisme ouvert à l’altérité devait être « riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers ». Un universalisme qui, au lieu d’adopter un point de vue de nulle part, privilégierait, à l’image de Francis Wolff dans son Plaidoyer pour l’universel, le « point de vue de toutes parts ».
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Pierre Bourdieu, « Célibat et condition paysanne », Études rurales, n° 5-6, 1962, p. 109.