L’objet sexuel à l’âge de la high-tech

Made for love, hilarant deuxième roman d’Alissa Nutting, mêle amour et technologie. Cette mise à jour de Pygmalion et de L’Ève future vaut pour son humour caustique et pour le portrait qu’elle propose de l’évolution des rapports entre l’homme, la machine et la poupée.    


Alissa Nutting, Made for love. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Catherine Richard-Mas. Gaïa, 336 p., 22,50 €


On songe au clip de Robert Palmer, Addicted to Love. Le chanteur tient le micro, il porte une chemise blanche et une cravate noire, accompagné par quatre guitaristes féminines et une batteuse, toutes vêtues de robes noires et jouant d’instruments blancs : une symétrie, une opposition parfaite. Les musiciennes sont pâles et froides, leur peau recouverte de maquillage, leur rouge à lèvres luisant et immaculé, immuable sur des bouches parfaitement cousues. Ces filles font peur ! Minces comme des mannequins, glaçantes statues animées, elles balancent leurs corps en rythme, juchées sur de longues jambes et de hauts talons ébène.

Le clip date des années 1980, la décennie de l’essor des ordinateurs ; l’amour est-il lui aussi un logiciel ? Alissa Nutting se le demande dans Made for love, publié presque quarante ans après l’introduction par IBM de son premier PC. Le système d’exploitation de cette machine pionnière fut créé par Bill Gates, et aujourd’hui la capitalisation de Microsoft continue à dépasser celle de son rival Google. Pourtant, c’est à Google qu’a pensé Alissa Nutting dans l’élaboration de son antihéros, Byron Gogol. Son patronyme rime avec « mogul » (« magnat ») : de fait, il s’agit du patron d’une énorme entreprise technologique, qui siège près du complexe où il habite, le Pôle, où il séquestre sa jeune épouse, Hazel, héroïne du roman, juste après leurs noces.

Août 2019, dix ans plus tard : Hazel décide de s’évader, et c’est là que l’intrigue du roman commence. En quittant Byron, elle se réfugie chez son père, trouvant un nouveau pervers manipulateur, le numérique en moins. Si Byron, figure prométhéenne comme le poète anglais du XIXe siècle, implanta une puce dans le cerveau de son épouse à son insu, afin de surveiller ses moindres gestes et pensées, le père de Hazel, septuagénaire et résidant dans un mobile home, trouve, quant à lui, un autre moyen de maîtriser ses pulsions et de dominer l’objet de son désir : remplacer sa femme, décédée depuis longtemps, par une poupée, une sex doll.

Made for love, d’Alissa Nutting : l'objet sexuel à l’âge de la high-tech

Alissa Nutting © Sara Wood

À son retour à la maison, Hazel rencontre une drôle de belle-mère, allongée dans sa caisse de livraison. La belle-fille se rappelle la séquence du film Dracula dans laquelle le comte s’expédie lui-même à travers les mers. C’est dire combien l’innovation contemporaine est mortifère, brouillant la distinction entre vie et mort, s’inspirant d’ambitions démesurées du XIXe siècle romantique. Byron – l’ex-mari et non le poète – avait l’habitude de citer la phrase suivante : « Le plus grand désir de l’homme est de faire naître la vie. » Quant à Hazel, elle demande à son père comment il faut appeler la poupée : « Et donc, je dois l’appeler Diane, Didi, ou maman ? » Dans la version américaine, ce n’était pas « Didi » mais « Di », homonyme de « die » (« mourir »).

Si autrefois on se procurait une épouse en la troquant contre un chameau, le père de Hazel s’offre la sienne avec les fonds provenant de la vente de son break. Utilitarisme oblige – on est en Amérique, quand-même ! –, il tient à expliquer le bien-fondé de l’échange en s’appuyant sur le cas de feu son ami Reginald, mort pendant le coït, laissant sa veuve écrasée sous sa poitrine pendant un jour entier. Avec Diane, on n’aura plus à craindre un tel étouffement : « Je peux lui mourir dessus tant que je veux. » Ah, les petites morts sans conséquences !

Papa se hâte d’accumuler ces petites morts : « J’aimerais avoir encore des tas et des tas de rapports sexuels avant que mon heure vienne, d’ailleurs quand mon char quittera ce monde, je pense que Diane ne fera pas un mauvais cheval. » La comptabilité érotique n’est qu’une énième variante de l’obsession pour les chiffres, seul véritable langage en Amérique, seul moyen de s’adresser à l’argent roi.

Toutes les technologies en découlent. Chez les riches, la technologie est numérique ; dans la classe moyenne inférieure, elle prend des formes traditionnelles, telle une poupée, avec les inconvénients y afférents. Avant l’arrivée de sa nouvelle compagne, le père de Hazel avait peur d’éventuelles fautes de fabrication : « Je craignais qu’il y ait […] une couture qui irrite, ou que ses cheveux puent le plastique au point de me donner l’impression de subir je ne sais quelle thérapie par aversion. Bon sang que j’étais bête. Elle sent la voiture neuve ! »

La voiture neuve : compliment ultime. Quoi de mieux qu’un chameau, un cheval ou une voiture – un moyen de locomotion où l’on peut être bien en selle ? Fascinée, Hazel étudie son père en train de serrer la poupée contre lui comme une paire de skis ou un lourd et peu maniable équipement de sport. Hazel a-t-elle le droit de l’imiter ? Un soir, en rentrant à pied après s’être saoulée dans un bar, elle tombe sur le flamant rose décoratif d’un voisin, qu’elle enlève sur le champ. Elle essaie de réconforter l’oiseau : « Tu vas aimer Diane, la copine de mon père. » Puis elle lui fait une proposition directe : « Toi et moi, on va tenter le coup un petit moment. » C’est toujours délicat de présenter un amoureux à sa famille ; elle appréhende leur réaction, elle se sent encore lycéenne : son père l’attend-il sur le canapé, les bras croisés, assis à côté de Diane, tirée à quatre épingles dans l’une des toilettes désormais rétro de sa mère ?

Pour vraiment comprendre les hommes, il faut considérer l’objet de leur désir. Celui du père change de visage, il devient un croisement d’humain et de poisson-chat : « Sous son joli petit nez, il n’y avait plus qu’un trou rond, béant, pourpre et plissé, évoquant à Hazel un cul de babouin. » Interrogé sur la transformation, papa répond qu’il s’agit de l’« autre visage », utilisé pour la fornication. Profitant d’une sortie paternelle, avide de découvrir l’origine du monde, Hazel s’en approche. Elle insère ses doigts, son pouce, et enfin son bras entier dans le trou, afin de mieux sentir l’intérieur « douillet ».

Hazel apprend-elle quelque chose ? Tropique du Cancer, premier roman de Henry Miller, donne la réponse dans une scène clé, où l’ami du narrateur imagine un calendrier à l’intérieur du vagin : l’union d’Éros et de Thanatos. Dans leurs recherches érotiques, en passant de l’animé à l’inanimé, de la chair humaine aux implants numériques, Hazel et son père sont-ils des aventuriers modernes, les explorateurs d’une sexualité funeste ?


Le roman d’Alissa Nutting a été adapté en série télévisée par la plateforme HBO.

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