Au Salon de la revue : questions intimes

Ulysse Baratin s’est plongé avec enthousiasme dans le troisième numéro de Café, très belle revue collaborative consacrée à la traduction ; Steven Sampson propose une lecture toute personnelle du numéro de L’Atelier du Roman qui célèbre l’œuvre de Danilo Kiš.

Café, n° 3

Au Salon de la revue : Café et L'Atelier du romanCafé, la toute jeune revue de littérature traduite aura donc survécu aux tempêtes de la pandémie. On se réjouit de cette troisième livraison, dont le thème se trouve être… « Naufrage » ! Manière de conjurer les catastrophes, ruse cathartique aussi, et en tout cas idée féconde au vu des quinze textes traduits dans ce numéro, parfois sombres mais fabuleux. Café, soit Collecte aléatoire de fragments étrangers, soit Babel heureuse, est amarré à l’INALCO et rassemble un collectif de convaincu.e.s le plus souvent issu.e.s de cette belle maison enseignant une centaine de langues et de civilisations. La revue paraît une fois par an. C’est énorme au regard de ses moyens, trop peu au regard de sa qualité.

Du catalan au tamoul en passant par le japonais et le tchèque, l’étendue des littératures présentées dans cette revue a quelque chose de prodigieux et d’absolument sans égal. Chaque numéro a jusqu’ici proposé des textes, de la poésie et (surtout) des nouvelles d’excellente qualité. Dans les deux numéros précédents, on trouvait de la science-fiction égyptienne (des années 1950 !), une nouvelle grecque moderne, de la poésie bulgare contemporaine et des classiques japonais du début du XXe siècle. Entre autres trésors.

Avec une telle profusion comme ambition, le risque était de se perdre. Le thème par numéro apporte un fil rouge, ténu mais solide. Avec le dernier, « Naufrage » donc, les jeux d’échos apparaissent peu à peu au cours des deux cents pages. Cela forme comme des faisceaux de phares qui se croiseraient, malgré l’éloignement des lieux et des époques. D’une page à l’autre, en dépit des abîmes anthropologiques qui séparent ces textes, une même humanité s’élève. Les tribulations grotesques d’un marchand de chiens chez Jaroslav Hašek vont répondre à celles d’un jeune avocat catalan par Jésus Moncada. Simples aventures dont le point commun, hormis leur drôlerie, reste cette attention forcenée à la qualité humaine de personnages jamais pris de haut. En cela, et sans le dire, Café propose une vision très claire de la littérature. Géographiquement décentrée, elle est aussi hostile aux hiérarchies entre langues dominantes et langues « minorées » qu’entre grands et petits genres. On y trouve de la chanson pop de Hong Kong comme une nouvelle symbolique de l’écrivain syrien Zakaria Tamer. Dans cette diversité de périodes et de formes se fait jour une conception dénuée de sectarisme, marque d’une équipe viscéralement attachée à faire connaître des textes qui, pour la plupart, passent sous les radars des maisons d’édition françaises. Maintenant qu’existe Café, ces dernières n’ont plus d’excuses pour ne pas se tourner vers ce continent.

Pouvoir nous faire découvrir des voix inconnues, là est le plus étonnant de Café. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas d’ovnis ou de curiosités pour spécialistes. On a là de la très bonne littérature. Il s’agit par moments de véritables documents, à l’image de cet hymne pacifiste du génial Yougoslave Đorđe Balašević écrit avant la guerre, ou des vers du jeune poète soudanais Abdelwahab Youssef dit Latinos, mort noyé en Méditerranée. Bouleversantes, ces pièces disent mieux notre époque que beaucoup de reportages et d’études savantes. Revue politique de ce fait, quoique avec subtilité, Café a défendu la littérature carcérale kurde contemporaine et, d’une manière plus générale, des voix minorées dans leur propre pays, tel le tamoul au Sri Lanka.

Café bruisse de ces voix. Elles dialoguent entre elles et donnent une idée de la littérature mondiale. Pas de revue moins provinciale et, dans le même temps, plus attachée au style et à faire entendre les langues. Graphiquement d’abord, en présentant le premier paragraphe de chaque texte dans l’alphabet original. Mais aussi en refusant une traduction qui lisserait les différences ou qui « franciserait » à outrance. La traduction est « plus affaire d’intimité que de mimesis », écrit Tiphaine Samoyault. On ne le comprend que trop bien devant la connaissance, et l’engagement, la délicatesse aussi, de l’équipe qui fait vivre la revue Café. U. B.

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L’Atelier du Roman, n° 106

Au Salon de la revue : Café et L'Atelier du romanL’Atelier du Roman se démarque déjà par la qualité de ses dessins, tous dus à Sempé. Sur la couverture du dernier numéro, on voit un clown furieux en train de gronder trois enfants hilares. La passion et le perfectionnisme du clown sont à la hauteur de ceux du fondateur de la revue, Lakis Proguidis, dont l’initiative date de 1993, après qu’il eut assisté au fameux séminaire sur le roman de Milan Kundera à l’EHESS.

Chaque numéro est consacré en grande partie à un romancier. Et si celui-ci est vraiment grand, parfois il aura droit à deux numéros ! C’est le cas pour Danilo Kiš, sujet du numéro 8, qui maintenant fait un come-back avec ce numéro 106. Mais Kiš n’est jamais tombé dans l’oubli, et sa réputation ne cesse de grandir. La preuve ? Une trentaine de collaborateurs – poètes, romanciers, universitaires, traducteurs, essayistes et historiens — se sont employés à y mettre leur grain de sel. Il y a presque trop de contributions intéressantes ici, citons-en juste quelques-unes, par exemple celle de notre collègue Norbert Czarny qui compare Kiš au romancier américain William Vollmann, ou celle de Massimo Rizzante qui voit dans l’œuvre de Kiš une progression vers la forme courte, la nouvelle, destination ultime du roman. Mais la contribution que nous préférons est sans doute l’article de Bozidar Stanisic, interprétant La leçon d’anatomie de Kiš comme une réponse à des accusations de plagiat. Apparemment, ce roman n’a jamais été traduit en anglais. Comment alors expliquer sa ressemblance avec La leçon d’anatomie de Philip Roth, publié cinq ans plus tard, et qui a inspiré le roman de votre chroniqueur, Moi, Philip Roth ?

Le numéro 106 de L’Atelier du Roman est plein de palimpsestes de ce genre ! S. S.

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