Cinéma éclectique

Les Propos filmiques de Jean-Claude Lebensztejn se composent de l’ensemble de ses textes écrits sur le cinéma entre 1980 et 2020. L’historien de l’art, spécialiste d’Alexander Cozens mais aussi de Seurat et de Cézanne, se présente lui-même comme un « consommateur passionné » de cinéma, aussi bien par la marge, l’expérimental, le minoritaire que par la série B, le film de genre, le cinéma du samedi soir. En cinq parties traitant chacune de plusieurs thèmes, il nous propose sa vision personnelle à travers une analyse pointue d’œuvres et d’auteurs qu’il aime.


Jean-Claude Lebensztejn, Propos filmiques. Macula, 372 p., 38 €


Propos filmiques est un bel objet. Les textes sont agencés selon une progression subtile et accompagnés d’une iconographie riche et variée, parfaitement mise en page, avec des photos de stars, des photogrammes et des affiches de films, pour la plupart tapageuses, dans le style désuet des années 1950, des reproductions de tableaux romantiques allemands de Philipp Otto Runge et de Caspar David Friedrich et même d’un tableau du Caravage, Concert (1597), pour illustrer le thème du film en 3D ! Le livre est agréable à lire, d’un style aisé qui évite jargon et pédantisme. Son parcours est facilité par la mise en exergue de citations en français ou en anglais qui ponctuent l’article, trouvées chez Kafka, William Blake ou le crooner Bobby Darin.

Propos filmiques, de Jean-Claude Lebensztejn : cinéma éclectique

Paul Sharits, « Infected Pistol », 1983, Buffalo, Burchfield Penney Art Center (don de Christopher et Cheri Sharits, 1995) © Paul Sharits Estate

Pour Jean-Claude Lebensztejn, « consommateur » ne veut pas dire « cinéphile qui n’a que ça dans la tête ». Il ne se présente pas comme un « spécialiste » ou un théoricien de ce domaine mais comme un rêveur : « Le rêve m’a toujours fait rêver ; même terrifiant, il est si beau, si comique parfois, et si suggestif, non seulement dans ses images, mais dans la mise en œuvre de l’appareil psychique du rêveur. C’est évidemment une des raisons qui approfondissent mon intérêt pour l’art filmique, par excellence l’art du rêve, un producteur plus ou moins toxique de rêves plus ou moins éveillés ».

Dès le premier texte du volume, « Bunte Blätter » (« feuilles multicolores », une allusion à un cycle pour piano de Robert Schumann), il déclare ne pas vouloir traiter de l’histoire « officielle » du film, mais d’une autre histoire. L’article indéfini ayant son importance dans la mesure où l’auteur ne cessera de se référer à Une histoire du cinéma (1976), autrement dit à l’ouvrage du cinéaste « structurel » autrichien Peter Kubelka et à la programmation que celui-ci conçut, à la demande de Pontus Hultén, pour inaugurer le Centre Pompidou avec l’expression artistique contemporaine par excellence.

Propos filmiques, de Jean-Claude Lebensztejn : cinéma éclectique

Paul Sharits, « Frozen Film Frame: Declarative Mode », 1977. Collection particulière © Paul Sharits Estate

Si Lebensztejn respecte les choix et le corpus définis, une fois pour toutes, pourrait-on dire, par Peter Kubelka, en citant les désormais incontournables Stan Brakhage, Michael Snow, Hollis Frampton, Paul Sharits, pour ne prendre que quelques exemples, il s’autorise à y ajouter ses propres dadas. De fait, on est obligé de constater une certaine fascination pour des stars telles que Jayne Mansfield – à laquelle il consacre le texte « Invocation of  My Demon Sister » –, Robert Mitchum, Richard Widmark, voire… Michel Simon ! Il rend un « culte » à des cinéastes réputés « maudits », à commencer par Kenneth Anger, l’auteur, précisément, de Hollywood Babylone (1959), pionnier du cinéma underground, gay et sataniste. Il avoue sa faiblesse pour un cinéma narratif, représentatif, mais relativement « indépendant », spectaculaire et déviant. Il encense une petite production comme Dementia (1955) de John Parker, un film qui fut un temps interdit et par la suite mutilé, vilipendé par la critique journalistique, la seule œuvre d’un cinéaste resté lui-même obscur.

Le cinéma de Jean-Claude Lebensztejn est éclectique, comme le souligne Philippe-Alain Michaud dans son avant-propos. Ce qualificatif n’a rien de neutre. Il relève de ce qu’on pourrait appeler une esthétique camp ou queer, d’une sensibilité qui embrasse et étreint des objets en apparence opposés et qui fonde ce que l’auteur appelle « une culture hétéroclite », n’ayant pas de comptes à rendre. Il est réjouissant de noter qu’il s’attaque aux valeurs consacrées par la majorité des théoriciens et historiens du cinéma : aux tenants du néoréalisme, de la Nouvelle Vague, aux réalisateurs qui ont fait l’âge d’or de l’art et essai… et qu’il s’attache curieusement à des cinéastes hollywoodiens baroques, limite kitsch, comme Vincente Minnelli. Son goût pour la série B ou Z le pousse à rapprocher le pop du popu, à accoupler Andy Warhol et Dario Argento. Ce relativisme ne suit pas le bon goût ; il ne dépend ni de l’érudition ni d’une quelconque autre hiérarchie ; il ne connaît que la loi du bon plaisir. À tel point que les articles réunis finissent par constituer l’essai d’une subjectivité clairement revendiquée. Un essai qui se conclut d’ailleurs sous une forme ouverte, qui est celle des notes en vrac de la partie intitulée « Borborygmes ».

Propos filmiques, de Jean-Claude Lebensztejn : cinéma éclectique

Affiche d’« Inferno » (1953) de Roy Ward Baker

La partialité ou particularité du livre conduit certes l’auteur à négliger des cinéastes d’avant-garde et non des moindres – on pense notamment à Germaine Dulac, Maya Deren, Norman McLaren, Maurice Lemaître, Isidore Isou, Guy Debord, Giovanni Martedi, Anthony McCall – et à passer sous silence nombre d’expérimentaux français et européens actuels. Son champ d’analyse, relativement étendu, parfois inattendu, aurait tendance à placer sur le même plan petits maîtres et créateurs indiscutables. De même, les références bibliographiques glissées en note de bas de page sont loin de concerner directement l’objet du livre, la littérature et la philosophie prenant le pas sur l’art de commenter le film. Ce goût pour la littérature nous vaut cependant une plaisante trouvaille : la comparaison entre Kenneth Anger, le sulfureux réalisateur de Fireworks (1947) et de Lucifer Rising (1972), adepte de la magie noire d’Aleister Crowley, et William Thomas Beckford, l’excentrique aristocrate britannique, auteur du conte gothique Vathek (1786).

Il va sans dire que l’analyse de l’œuvre de Paul Sharits et l’entretien que ce dernier avait accordé à Lebensztejn en 1983 nous éclairent sur les films à clignotements et sur une œuvre extrêmement rigoureuse, abstraite, pour ne pas dire cistercienne. En annexe aux Propos filmiques, sont reproduits les cycles de films choisis par Lebensztejn dans les années 1990 pour illustrer conférences et autres colloques sur des sujets comme le cinéma en relief ou les rapports entre le film et la peinture, ainsi qu’une carte blanche qui lui fut proposée par la coopérative de cinéma expérimental Light Cone. Autant d’occasions pour l’auteur d’affirmer ses options esthétiques et, comme il le dit lui-même, de prouver que la programmation peut aussi être un art.

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