Parcours d’une analysante

« Françoise », titre du chapitre 1, est le prénom de sa cousine, son aînée de sept ans ; la narratrice d’Un meurtre a été commis rue Malebranche, de Judith Brouste, a quatorze ans quand elle apprend qu’elle a été « retrouvée morte dans sa chambre ». Son enquête, la police ayant failli à éclairer le mystère de cette mort, lui a permis de constituer le matériau d’un tombeau que l’écrivain érige aujourd’hui à la jeune femme, dans la généalogie des Hauts de Hurlevent. À son prénom de « Catherine », qui forme le titre du cinquième et dernier chapitre, l’analysante, interrompant sa cure, a substitué celui de Judith.


Judith Brouste, Un meurtre a été commis rue Malebranche. Exils, 125 p., 15 €


« Pénombre Jacques Lacan » (chapitre 2) met en jeu la vérité de l’analyse, et la question de sa possibilité, telle que les célèbres soupirs hallucinés, peut-être, en ont scandé les stases et variations sur le divan mythique du 5 rue de Lille (signalons que le comte de Lautréamont, merveilleuse coïncidence, régla dans ce même immeuble ses affaires financières compliquées avec son banquier). Hasard ou calcul, le livre de Judith Brouste tombe à pic, en un temps où la psychanalyse est supposée has been.

L’écrivain y témoigne de la force de l’expérience, littéralement et entre les lignes, elle la fait passer. D’autres l’ont tenté avant Judith Brouste (Boris Vian, Ferdinando Camon, Raymond Queneau…), sur ce bord qui sépare et répartit la psychanalyse, d’une part, en ce qu’elle vise la subversion du sujet, et la littérature, vouée à persévérer dans son être tel que Joyce le changea avec plus ou moins de bonheur. La lecture répartit sur ces versants. Sur celui de l’analyse, un texte qui n’a plus d’affinité qu’avec la lettre finit par se produire, une fois réduit le roman familial, écrit le mythe individuel, établie la phrase du fantasme ou son absence, le destin de cette lettre, toujours volée, forme le cœur de l’expérience, et de son au-delà. Sur celui du roman, n’est-ce pas un rebroussement qui s’effectue ?

En effet, la voix de l’analyste et celle de l’écrivain ne sauraient se confondre, ni l’une se résorber sans reste dans l’autre (il existe une procédure orale à deux degrés conçue par Lacan en 1967, pour serrer la manière dont le désir de l’analyste survient et se transmet : c’est « la passe »). Catherine Millot, qui pour une part se situe de l’autre côté du même bord, le rend sensible… Lorsque « Catherine » avoue aujourd’hui sa honte d’avoir alors « abandonné » Lacan un certain 13 avril 1979, c’est d’une reconstruction à des fins d’écriture romanesque qu’il s’agit, et ce qui a été abandonné, c’est la question de l’analyste. Une analyse peut donc produire un écrivain. Mais qu’est-ce qui peut bien pousser cet écrivain à revenir sur son analyse, à faire de « son Lacan » [1] un personnage ?

Les coups paternels avaient forgé un caractère, lequel, mi-masque, mi-lettre, allait résister sans le secours du fantasme, développer un savoir-faire et s’assujettir au maître des fictions pour irréaliser un meurtre. Avec eux d’une part, et une rivalité, maternelle sans limite, de l’autre, le sujet a formé son Autre ; il en a pâti, s’en est paré, emparé, départi, puis séparé.

Un meurtre a été commis rue Malebranche, de Judith Brouste

Judith Brouste © D.R.

Le parcours de Catherine devenue Judith, bouclé par son choix d’écrire, pose la question de ce qu’est (de ce que veut ?) aujourd’hui un écrivain, « comme » se pose, du côté de chez Lacan, ce que c’est qu’être analyste, question tranchée par Lacan enseignant : analyste, nul ne saurait l’être. Il arrive qu’il y ait « de l’analyste », marque du désir de l’analyste. Judith Brouste le confirme encore, sans le dire et pour cause : ce n’est pas sa cause ! Elle ne corrèle pas non plus ce choix mis en exergue à son dit inaugural sur le divan : « J’écris depuis l’enfance » ; ce qu’entend l’analysante quand la voix de Lacan reprend en écho non pas « l’enfance » mais « depuis… », c’est sa question : qu’est-ce qui fait qu’un enfant cesse d’être un enfant, qu’un enfant ne peut être un enfant ? L’analyse ne résout pas l’énigme du sexuel qui insiste. Elle la loge au lieu du heurt entre « Qu’est-ce que tu fais là ? » et « j’écris depuis l’enfance ». Ce segment de cure l’articule, c’est un enseignement.

« Clair-obscur » qualifie Gilles (chapitre 3), le partenaire amoureux. Les arêtes du ravage de l’amour sur fond de haine ignorée, décapées par le travail de l’inconscient, dessinent aussi les contours du meurtre qui donne son titre au livre. Puis vient « la nuit », recueillie, apposée au nom de l’ami Pierre Soury (chapitre 4), le mathématicien qui assista Lacan dans son combat avec les nœuds borroméens. C’est lui, l’enfant innocent devenu maître malgré lui et autodétruit, errant, mort-vivant condensant le drame en lui, qui a libéré la narratrice de la tentation suicidaire. Elle aura affaire à la maladie, à l’extorsion de la livre de chair ; elle aura à accueillir dans son corps propre les marques jumelles de la mutilation des caractères secondaires qui la faisaient femme. Ainsi assumée, la question de la jouissance féminine rayonne, les yeux se fermant pour mieux lire et entendre ce qui peut en sourdre, au-delà de l’égide de la lumière et de ses variations jusqu’à l’éclipse totale, qui auront permis à des points de vue et à un certain regard d’ordonner cette suite originale, propice au surgissement d’un certain savoir tenant lieu de la vérité qu’il n’y a pas, et de ses variantes.

Si le livre de Judith Brouste témoigne de la valeur de vérité de certains dits et de leur interprétation ; si ces dits sont travaillés et remaniés  jusqu’à devenir restes, scories, mais aussi trésors ; s’ils s’actualisent tels quels dans le roman qui les contient et qu’ils débordent, il demeure qu’ils sont devenus ce que l’auteure en a fait : une matière, romanesque ; et c’est de son fait que, bâtards ou hybrides, ils bousculent les genres littéraires en y mêlant récit classique sur un mode qui frôle le pastiche au sens noble du terme, souvenirs (travail de remémoration/reconstruction) et témoignage, deux fois vingt ans après : « les morts, dans nos vies sans bruit, occupent les lieux, circulent, organisent nos chemins ». Pas moins, ils persévèrent dans leur être et restent ce qu’ils sont : la marque d’un exil, et du courage qu’il faut pour y consentir : nous ne tenons pas pour rien ici le fait que ce dernier livre ait trouvé asile dans une maison d’édition dont le nom est précisément « Exils ».

Son père lui avait entièrement confié l’écriture d’un journal dont elle découvre l’existence à sa mort. Une coupure de presse s’en détache qui relate un fait divers : une agression commise sur un enfant encore au berceau par un criminel fantôme ; un commentaire l’accompagne, d’une autre écriture que celle de son père ; elle y reconnaît la main de sa mère. La mise en abyme de ces écrits gigogne forme l’écrin d’une véritable scène primitive où la question qui insiste, de savoir « ce qui empêche un enfant d’être un enfant », trouve maintenant à se loger. L’exil du rapport sexuel, appendu à ce refuge hanté par le fantôme de la plénitude de l’enfance, n’est pourtant pas l’oméga d’un parcours où l’impossible à dire, de toujours déjà invité au lieu où quelque chose aurait dû pouvoir se dire, ne vaudrait que comme heurt inarticulé ou grimace sardonique dont l’écriture et ses silences se feraient l’éternel écho.

De cette zone critique où le sujet, fixé, veut se croire condamné à se complaire, la narratrice se décolle pourtant, quand elle se demande si, seins coupés, poupée désarticulée, elle n’y est pas revenue, sans jamais l’avoir quitté, avec son corps d’avant, celui de l’enfant désormais marqué de ces deux croix. Ayant trouvé dans l’Histoire de Mouchette un appui pour évoquer ce qui fut un viol – un avortement, sans anesthésie ni commentaire, sauf une chape de plomb échouant à contenir les vociférations d’un surmoi mal enchaîné (et d’entendre ici sans que cela raisonne Lacan se moucher) –, elle dissocie la présence des caractères sexuels dits secondaires de l’identité sexuée, qui reste en attente d’être dite, de telle ou de telle façon. Chance est donnée alors à la signifiance de prendre le pas sur le sens, « qui ne se constitue que de se séparer de la forme et d’exclure le rythme et la prosodie », écrit Henri Meschonnic dans Jona et le signifiant errant (Gallimard, 1981). Nettoyé de tout espoir, le livre est à lui-même son propre message, à couvert d’un phrasé aux harmoniques puissants ; l’auteur y montre qu’entre dérobade et imposture une voie peut se frayer où appeler un chat un chat rend aux choses de la vie une dignité aussi surprenante que précaire, et au chat son opacité irréductible.

Terminé, le récit ne se referme pas. La question des conséquences de cette écriture-là intéresse le lecteur, et spécialement celui dont Lacan inspire une pratique qui n’est pas littéraire mais « cela [qui] porte un nom ». Judith Brouste, auteure, narratrice, personnage, analysante, a souligné que la phrase que Lacan emprunta à Buffon sur le style pour la compléter l’a déterminée à s’adresser à lui, Lacan, qui dès 1933 mettait au fondement de toute pratique artistique une théorie du style qui vaille.

Le roman familial, ce résidu tramé de ce qui aura cessé de s’écrire, grâce à la présence d’un psychanalyste nommé Lacan, s’est logifié, structuré autour des moments où le traumatisme a fait ravage, révélant un trou dont seuls les ratages peuvent se maudire ou se dire à demi. Reste de ce reste, un espace se dégage : le livre serait le seul lieu où ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, à quoi Lacan donne le nom de Réel, se situerait ? ou bien ? La question se pose, sur la ligne de crête qui fait exister les confins de la littérature sous les espèces de ce que Lacan a baptisé lituraterre.

Énonçant ce qui semble pour elle une axiomatique susceptible de refonder son existence, à savoir que si le désir est corrélé au manque, la perte, elle, est ce qui sauve, Judith Brouste ne pose-t-elle pas ici, discrète, une pierre d’attente, profilant l’au-delà du sens, à savoir le trou que l’écriture qui réduit au roman l’écriture littéraire d’aucun viol ne parviendra à boucher ?


  1. Connaissez-vous Lacan ? Sous ce titre parut une série de témoignages prononcés pour marquer l’anniversaire de la mort de Lacan ; la communication de Françoise Giroud, « Connaissez-vous Lacan ? », donna son titre au recueil (Seuil, 1992).

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