Riche idée que celle de rassembler en un volume, excellemment présenté par la maître d’œuvre Jean-Luc Steinmetz, fort bien éclairé par les Notices de ses trois collaborateurs, les derniers efforts de Jules Verne vieillissant pour proposer une conclusion personnelle à l’histoire qui a formé dès l’enfance un petit Nantais « naufragé » sans peur ni mal sur une île sablonneuse de la Loire. Non pas le Robinson philosophe campé par Daniel Defoe en 1719, qui ne rencontre son Vendredi qu’après une longue initiation solitaire. Mais l’héritier sécularisé du mythe, doté d’un environnement familial, tel que mis en scène par le pasteur protestant Johann David Wyss dans son Robinson suisse, bestseller de 1812.
Sur ce modèle, Verne allait imaginer dès 1861, à trente-trois ans, un Oncle Robinson qu’il remania en vain pendant des années et que son éditeur mentor, Pierre-Jules Hetzel, finit par refuser en 1870, alors que l’écrivain était déjà son poulain depuis Cinq semaines en ballon en 1863. On pourrait démontrer que presque tous les Voyages extraordinaires ont un peu une allure de robinsonnades. En tout cas, l’ambition d’égaler Wyss ne quitte jamais Verne complètement et en 1875 – il a quarante-sept ans – il le dépasse définitivement dans L’Île mystérieuse qui est une réussite totale, sans doute le plus beau livre qu’il ait écrit.
Il y est question d’un naufrage, d’une île déserte, d’une situation a priori désespérée, mais ce n’est pas un homme seul qui l’affronte. Isolé, l’homme est réduit à l’état de sauvage. C’est Ayrton, le réprouvé, le criminel, que le remords et la main secourable de la civilisation reconstruite sur l’île Lincoln par une fine équipe de colons intègres et industrieux, aidés par la Providence et par cette admirable figure du dissident, le capitaine Nemo, rendront à l’humanité.
Pourquoi donc, après ce chef-d’œuvre du Robinson socialisé, revenir trois fois encore au même ensemble de « scènes à faire », comportant obligatoirement une effroyable tempête, un navire désemparé poussé hors de sa route, un rivage inconnu qui après exploration laborieuse se révèle être une île, et mille péripéties imposées à des Occidentaux finissant par triompher de tous les périls et démontrant par là la légitimité supérieure de l’homme blanc, son droit à dominer, exploiter, accaparer la nature et ses sauvageries, notamment humaines ?
Il semble que Jules Verne, esprit éclairé, homme d’une gauche républicaine et modérée, bourgeois catholique certes mais sans fanatisme, se soit lui-même posé la question, et qu’il y ait répondu de trois façons différentes à mesure qu’il avançait en âge et devenait non pas plus lénifiant, comme tant d’auteurs ordinaires censés œuvrer pour l’édification de la jeunesse, mais au contraire plus audacieux et surtout plus pessimiste.
En 1882 – il a cinquante-quatre ans, quatre ans avant la mort d’Hetzel le père – paraît un roman réellement « extraordinaire » en ce qu’il se joue des stéréotypes du modèle, L’École des Robinsons, qui inaugure à juste titre ce volume de la Pléiade et auquel Henri Scepi consacre une Notice copieuse qui en souligne l’étrangeté. Il s’agit en effet d’une anomalie revendiquée et son auteur a dû la défendre contre la sagesse de l’éditeur dont on peut penser que désormais, après tant de succès commerciaux, il ne pouvait plus rien lui refuser.
Comme souvent dans les meilleurs Verne, l’humour, le goût de la mystification, l’attrait exercé sur le vieil enfant par le théâtre féerique et la pyrotechnie à la Robert Houdin, formateur du futur Méliès, y jouent un rôle essentiel. Ici le Robinson est un riche fils à papa, un garçon dont son entourage veut faire au saut de l’enfance un dirigeant sans autre ambition que celle d’augmenter la fortune paternelle, et qui rue dans les brancards. On lui accordera donc de robinsonner selon son désir mais dans une île entièrement machinée à son insu comme une scène du Châtelet où les mésaventures ne se succèdent que pour lui apprendre à vivre et à devenir un homme. Sans danger ?
Non, car une rocambolesque querelle de milliardaires introduit dans ce joli mécanisme des grains de sable et change le territoire truqué en piège possiblement fatal. Ainsi, grâce au parfait métier de l’auteur, le suspense pimente-t-il de bout en bout cette merveilleuse fantasmagorie. Elle n’en porte pas moins, à cause en particulier de la présence, à côté du héros, d’un professeur de danse et de maintien incongru, un des plus savoureux personnages clownesques de l’univers vernien, le nommé Tartelett campé en histrion pathétique, une véritable charge contre la mode des robinsonneries. Un démontage du mythe assez habile pour en révéler à la fois l’usure et l’aptitude à la métamorphose (subverti par un artiste, il fascinera toujours). On pourrait donc penser que ce thème, exploité ad nauseam par des imitateurs de Wyss depuis 1812, a été par Verne littéralement achevé.
Il n’en est rien. En 1888, Verne – il a soixante ans, c’est pour l’époque un vieillard –, fasciné par l’aventure imaginaire qui le poursuit, produit une nouvelle mouture de l’histoire que, peut-être pour excuser les libertés prises six ans plus tôt, il destine expressément au Magasin d’Éducation et de Récréation originel voulu par Hetzel. Mettre en scène un pensionnat jeté sur une île déserte, à partir d’une excursion qui, par la faute d’un élève, a mal tourné, cela peut sembler le comble de l’astuce, en permettant à l’auteur des études et des affrontements de caractères et de nationalités, des comparaisons entre systèmes éducatifs (liberté et discipline anglaises, rigueur doctorale mais bienveillance françaises). Dans une lettre à son nouvel éditeur, fils et successeur du premier, le romancier jubile : personne avant lui n’avait osé confronter le mythe aux difficultés d’y faire entrer des préadolescents d’âges divers et de tempéraments incompatibles (l’Anglais hautain, imbu de sa supériorité, chasseur invétéré, le Français avenant, serviable et naturellement leader, l’Américain solide et pragmatique), du point de vue romanesque c’est un vrai défi d’accommoder ces disparates !
Comme il fallait s’y attendre, le résultat littéraire est médiocre, languissant, souvent ennuyeux. Verne aimait-il les gosses ? Les déboires rencontrés par lui dans l’éducation de son fils unique (qui, après la mort du père, retapera sans trop de vergogne les manuscrits laissés en chantier) semblent montrer qu’il était au moins en conflit maladroit avec un rejeton aussi impatient que lui. Le seul intérêt de Deux ans de vacances, c’est son hostilité cordiale à l’impérialisme britannique, et peut-être aussi l’apparition timide d’une conscience écologique, qui s’insurge contre le massacre indistinct du féroce jeune colonisateur anglais Doniphan.
Enfin, en 1900, pour les soixante-douze ans du patriarche, paraît Seconde patrie, un très beau livre du crépuscule vernien. Pour une raison qui m’échappe – sans doute son titre, qui sonne drapeau, orphéon militaire et toute cette quincaillerie –, je ne l’avais pas lu, et c’est une révélation. Sous prétexte de prolonger Wyss dont les deux volumes, arrangés par son fils, finissaient sans véritable conclusion, l’admirateur iconoclaste dynamite la bonne conscience nimbée de christianisme obtus du Robinson suisse, qu’il commence par résumer au galop en en marquant le caractère idyllique, l’invraisemblance et la morale toute faite. Reprenant le décor de la Terre promise organisée par l’économie helvétique ad majorem Dei gloriam, il en retourne comme un gant la scénographie et, à la faveur d’un nouveau naufrage causé non plus par la colère du Seigneur mais par la méchanceté des hommes, il révèle le verso d’un flatteur recto de prairies grasses et d’hydrographie amène. La même île qui abritait la Nouvelle Suisse, symbole de sérénité et de bons sentiments, devient un désert désolé, pierres et bourrasques où, si ses nouveaux naufragés ne recevaient pas les secours extraordinaires imaginés par le romancier omnipotent, dont l’intervention n’est pas occultée, ces pauvres diables, tout entreprenants qu’ils sont, périraient à coup sûr.
Puis Verne renoue avec la veine progressiste de sa propre aventure romanesque, et mène à bout de souffle une cavalcade optimiste finale qui exorcise le mal et illustre sa verve intacte. Mais le happy end se donne pour ce qu’il est : du bonbon pour les enfants sages. Ah ! le prodigieux comédien !