La Dame en blanc

Hors série Blanc En attendant NadeauDans son récent livre, Entre les jambes (Le Nouvel Attila), Huriya raconte avec une grande force l’histoire d’un garçon intersexué et abandonné dans la Marrakech des années 1970. Pour EaN, elle s’adresse à une « Dame en blanc » de Casablanca.

Tu n’es plus là, toi. Toi, la Négresse Blanche. Souvent, je te revois debout dans mes souvenirs. Tu me reviens dans tes blanches parures. Tes habits de veuve que, longtemps, tu as portés. Je m’en souviens encore. Ces habits, tu les avais portés quatre mois… et dix jours noirs. Tu as fait comme font les femmes ici, chez nous ; tu as respecté la tradition. Puis, des années sombres ont passé et, sans que rien t’y oblige, tu as continué de te vêtir de blanc. Toujours. Ça t’allait bien le blanc, toi qui portais si bien le noir de ta peau. On a fini par t’appeler : la Dame en blanc. Tous les jours, de blanc vêtue, tu as rendu visite au marbre clair de celui qui fut ton homme. Il t’a connue vierge, cet homme. Pure tu étais. Tu t’étais gardée pour lui. De lui, tu as eu des enfants qui n’étaient pas blancs. Tu les as nourris du lait blanc de tes seins noirs.

Après la mort de ton homme, ton bien-aimé, très vite, blancs étaient devenus tes cheveux. Puis les années ont passé comme passe un fantôme blanc ; ô pâle Dame, qu’étais-tu devenue à la fin ? Tes jeunes années ont fondu comme au feu fond la neige blanche. Tu as vieilli du jour au lendemain. Tu ne pouvais plus mettre un pied devant l’autre. Ton homme te manquait. Tu t’es couchée et tu n’as plus bougé. Je me chagrinais de te voir ainsi.

Les écrivains autour du blanc : un souvenir d’Huriya

Fons Heijnsbroek , « The Two » (2009) © CC/Fons Heijnsbroek

J’ai passé des nuits blanches à te veiller. Des nuits et des nuits. Avant que ton heure ne vienne et que tu rendes ton souffle dernier. Et que tu ne sois emportée par les ailes blanches de la mort. Puis, ce fut à mon tour de t’enterrer, un soir de lumière blanche. Je me suis habillée de blanc, moi aussi, en ton honneur. Je t’ai mise dans ton linceul blanc puis dans un cercueil blanc dans lequel j’ai mis une fleur blanche. Ton âme est partie, et s’est arrêtée quelque part là-haut. Puisse Dieu, dans ses Saintes hauteurs, dans ses clartés éternelles ; puisse-t-Il t’accueillir comme il se doit.

Aujourd’hui, tu es là, dans les rebords de ma mémoire ; toi la femme noire, qui as élevé les enfants des Blancs. Tu t’es acceptée comme domestique. Tu étais une esclave noire. On t’avait achetée alors que tu sortais à peine de tes huit ans.

Tous, ici, se souviennent de la blancheur de ton cœur. Toi, la plus pure des âmes blanches. On t’a fait ressentir que tu n’étais pas blanche de peau. Le ton était violent. C’était te montrer peu d’égards. Et toi, irréprochable de courtoisie, tu avais un sourire comme masque contre la honte. C’est le destin, disais-tu. L’humiliation, tu ne voulais pas en parler. Tu faisais comme si, et tu gardais tout pour toi. Tu préférais parler d’amour. Tu viens de partir, toi, ma blanche colombe. Pour rejoindre ton homme dans votre éternelle demeure blanche. On dit que l’âme des anges est blanche. Tu manques à ta ville ; ta ville claire aux reflets francs ; Dar al baïda en arabe, la maison blanche en français, connue sous le nom de Casablanca.

Hier, avec un de tes enfants, je suis allée au cimetière vous rendre visite. Vous visiter, toi et ton mari, ton fidèle chéri. Les murs du cimetière ont été repeints à la chaux blanche. Autour de ta tombe, de petites fleurs blanche ont poussé. Elles resplendissent. On dirait que les fleurs aiment les tombes ?

La mort, aussi, est blanche. Je crois. C’est écrit noir sur blanc.


Dernier livre paru d’Huriya Asmahan : Entre les jambes (Le Nouvel Attila, 2021).

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