Stadtpark

Hors série Blanc En attendant NadeauLucie Taïeb, Prix Wepler 2019 pour son roman Les échappées, raconte une nuit neigeuse dans la station de métro Stadtpark, à Vienne. Elle y explore ses sentiments pour une ville, une langue. Une étrange fascination.

« Des flocons trop fins pour être de la neige. » Ce n’est pas d’emblée ce que j’ai pensé. C’était une nuit de décembre, une de ces nuits viennoises où le froid vous saisit et traverse chacune des couches de tissu patiemment superposées sur votre corps – barrière balayée comme un château de sable par la marée montante, le froid est là, précisément au cœur de tous les os, et l’on a froid de l’intérieur.

La station de métro est vide, c’est l’une de mes préférées : les écriteaux « Stadtpark » en élégantes lettres gothiques, dépouillées, noir sur blanc, et la sphère opale des réverbères qui luisent doucement dans le brouillard hivernal, autres lunes bienveillantes. L’air est pur et piquant.

Il arrive qu’à cette heure (bientôt minuit) on attende un peu plus longtemps le métro orange qui pourtant finira par s’engouffrer sur la voie, presque vide, sans doute, puis j’y monterai et en moins d’une demi-heure je serai chez moi, ligne quatre, Kettenbrückengasse, l’appartement que je n’ai jamais quitté depuis mon arrivée dans la ville, il y a plus de vingt ans, lorsque, orpheline et étrangère, je venais chercher un nouveau lieu, une nouvelle langue, pour qu’on ne sache plus jamais qui j’étais, dans mon pays natal, qui j’étais, ce que je faisais, ce que j’étais devenue. Si je n’avais pas eu peur d’étouffer, c’est sous l’eau que j’aurais trouvé refuge, mais Vienne, d’autres vous le diront, est un autre « nulle part ».

Les écrivains autour du blanc : une observation de Lucie Taïeb

La station de U-Bahn Stadtpark à Vienne, de jour, sans neige © D.R.

Malgré les années, pourtant, plongée dans cette langue qui était presque devenue mienne, je ne lisais jamais la pancarte « Stadtpark » sans penser aussitôt « Le parc de la ville », « Stadtpark – Le parc de la ville », son petit bassin, ses bancs éloignés les uns des autres à intervalles mélancoliques, sa blancheur toujours imparfaite, même au cœur de l’hiver, et lorsque l’on sortait de ce côté-ci, on arrivait au Ring, et de ce côté-là, c’était la vieille ville, ses ruelles, et des chemins qu’en rêve je transformais toujours, faisant déboucher telle cour sur telle rue et tel café sur telle place, dans une succession fantaisiste et troublante, comme si j’avais en réalité quitté Vienne depuis longtemps et ne m’en souvenais qu’imparfaitement.

Le premier flocon est tombé du ciel, entré dans le champ lumineux de la sphère opale d’un de ces lampadaires de fer forgé, dont la grâce tout ornementale contrastait avec la sobriété des lignes de la station – l’ai-je dit, c’est une station de surface, les rails en cet endroit remontent, et au-dessus des murs carrelés aux écriteaux « Stadtpark » on voit encore le ciel, par temps clair les étoiles, et tout en haut la lune.

Lorsque la neige commence à tomber, on sent comme un redoux fugace, comme si quelque chose fondait quelque part, avant que ne revienne le froid qui vous glace. Un instant où tout s’attendrit.

Le premier flocon est tombé du ciel et je n’y ai pas prêté attention, j’ai songé la neige vient enfin mais toute mon attention était absorbée par la station elle-même, sa beauté, j’aurais voulu rester ici aussi longtemps que la nuit le permettait, je me souvenais, aussi, d’une autre nuit, la première année de mon premier séjour viennois, lorsqu’il m’avait semblé que je ne partirais plus jamais, car la ville me tenait sous son charme, et il y a des songes dont on ne se réveille pas. J’ai senti pourtant que quelque chose clochait, sans doute parce que le froid n’avait rien cédé de son emprise, mais surtout parce que ce qui se déposait sur le sol, autour de moi, ce n’était pas de la neige, mais du sable. Venu du ciel, infime et sec, « des flocons bien trop fins pour être de la neige ». J’avais entendu parler des vents qui venus du désert charrient vers des contrées du nord ce sable lointain, mais ce n’était pas ça. Il viendrait dru bientôt sur mon visage, il s’engouffrerait dans chaque interstice. Un vent se levait, un vent violent, et je voyais se former la tempête, le sable s’amoncelait sur le quai, sur les rails, un sable aussi blanc que neige, venu pour tout recouvrir.


Dernier livre paru de Lucie Taïeb : Freshkills (La Contre Allée, 2020).

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