Une histoire américaine

Hors série Blanc En attendant NadeauL’écrivain Charly Delwart se passionne pour ce qui constitue une personnalité, pour les moments de bascule de l’existence. Dans Databiographie, il s’employait à le saisir à partir de statistiques. C’est ce sentiment épiphanique qu’il explore en écrivant sur « Snowflake » Bentley.

À quel moment une vie prend-elle un tournant ? Quelle forme cela prend ? Combien de defining moments peut-on avoir dans une existence ? Est-ce déjà une chance d’en connaître un (comme une deuxième naissance, celle de qui vous êtes intimement) ?

Wilson Aldwyn Bentley, fils de fermier à Jéricho, Vermont, dans l’État de New York, découvre un jour de 1880 la neige, vraiment : autre chose que ces points blancs qui tombent pendant une période de l’année. Il a quinze ans, regarde un flocon au microscope qu’il a reçu de sa mère, et il a un choc : sa structure parfaite, symétrique. Il observe un cristal, puis un autre sous la lentille : nouveaux motifs complexes à base de lignes, stries, spirales, alvéoles, craquelures, cercles, rayures, et jamais deux ne sont pareils. Il se demande combien de flocons sont déjà tombés depuis la naissance du monde, combien tomberont ensuite avant la fin du monde.

Les écrivains autour du blanc : un hommage de Charly Delwart

Photographie d’un flocon de neige par Wilson Aldwyn Bentley (vers 1910) © D.R.

Il ne pense plus qu’à ça : capturer cette beauté, en garder une trace, la montrer aux autres. Il veut les dessiner mais il n’a pas le temps, les flocons fondent. Il doit y avoir un moyen d’y parvenir, il demande un appareil photo à ses parents, le reçoit deux ans plus tard. Il cherche une méthode, attache son appareil au microscope, fait refroidir les plaques avant de poser le flocon dessus, met en place un système de poulies et de roues pour pouvoir manipuler l’appareil avec des mitaines, et, deux ans plus tard, il y arrive. Il pose le flocon sur fond de velours noir réfrigéré, à l’aide d’un morceau de bois et d’une plume de dinde, dans un abri qu’il a conçu, bouche fermée pendant l’opération afin que son haleine ne le fasse pas fondre. Il a dix-neuf ans, contemple sa première image de cristal, qu’il détoure sur le tirage pour renforcer les contrastes. Il a une mission sur Terre, et l’outil pour la mener.

Il ne fait plus que cela. C’est un travail solitaire, répétitif, infini : cataloguer les cristaux de neige. Il a vingt-cinq ans, trente ans. Au début, son obsession intrigue, puis, les années passant, elle devient incompréhensible : pour son père, son frère, son village, n’importe quel habitant du Vermont. C’est inutile et ne rapporte aucun argent, il gâche sa vie au lieu de travailler à la ferme. Qu’importe, Wilson préfère s’atteler à l’immensité d’une collection sans fin, d’une forme de magie, comme pour d’autres ce sont les papillons, les roches, les femmes. C’est une quête mystique, conserver les merveilles qui peuvent l’être. Car derrière, il faut reconnaître la présence du Grand Designer et il en est un interprète (comme le travail répétitif n’est pas si différent d’une prière, ou sa vie de celle d’un moine).

L’été, il attend l’hiver. Il a quarante ans, cinquante ans. Il n’a pas de femme, reste avec son frère dans la ferme après la mort de ses parents. Puis l’hiver arrive. Il regarde les flocons revenir. S’ils savaient, il se le dit quand il voit les gens marcher dessus, déblayer leurs allées, bouches ouvertes pour les avaler, les mains qui les condensent en boules et les jettent. Mais combien lui faut-il de photos de cristaux pour être satisfait : deux mille, trois mille ? Wilson ne sait pas, il ne pense pas comme ça. Il avance d’une photo à la suivante. Il répertorie, comme il a voulu prendre en photo les sourires de filles en leur demandant pourquoi elles sourient mais elles ne savaient pas ; comme il ne sait pas, lui, quelles conditions précises donnent quelles formes de cristal. Il continue, tout ce qu’il est à dix-neuf ans est ce qu’il est à soixante-six ans, âge auquel il meurt d’une pneumonie pour avoir été pris trop longtemps dans un blizzard : même maison, même métier, même passion, même appareil photo ; mais un surnom en plus, Wilson connu entretemps comme L’homme flocon de neige (Snowflake man).

Car il ne s’agit que de ça depuis le début : un homme qui a rencontré un flocon de neige, c’est la forme prise par son defining moment. Chacun pouvant regarder la neige tomber en se demandant quel est le sien (et sous quelle forme).


Dernier livre paru de Charly Delwart : Le Grand Lézard (Flammarion, 2021).

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