Traduire la révolution mondiale

Solidarité Forever est un passionnant ouvrage collectif consacré à l’histoire du principal syndicat ouvrier international de la première moitié du XXe siècle, International Workers of the World (IWW). À travers une histoire globale et connectée qui épouse comme rarement son objet, lui aussi global et connecté, ce livre rappelle à quel point le mouvement ouvrier a su s’organiser à l’échelle mondiale et faire office de pionnier dans de nombreuses luttes encore actuelles.


Peter Cole, David Struthers et Kenyon Zimmer (dir.), Solidarité Forever. Histoire globale du syndicat Industrial Workers of the World. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Damien-Guillaume Audollent. Hors d’Atteinte, coll. « Faits & Idées », 480 p., 24 €


Dans l’histoire syndicale, l’International Workers of the World est ce souvenir rêvé autant qu’oublié de beaucoup de combats et de causes : l’internationalisme, l’anarcho-syndicalisme, mais aussi le chanteur Joe Hill et le Little Red Songbook. L’IWW continue jusqu’aujourd’hui son existence, très largement anonyme depuis de longues décennies, faisant oublier l’importance qu’a eue le syndicat dans le monde ouvrier dès les années 1910. Solidarité Forever permet de rembobiner cette histoire des Wobblies, du nom que se sont donné les adhérents de l’IWW. Né à Chicago en 1905, l’IWW surgit au moment où, partout, le mouvement syndical cherche à se pratiquer et à se théoriser comme révolutionnaire (en France, la charte d’Amiens de 1906 le rappelle, avant que les anarchistes du congrès d’Amsterdam de 1907 apportent leur pierre à ces réflexions). La particularité de cette organisation états-unienne est de se vouloir dès l’origine transnationale dans sa pratique syndicale même, moyen conscient d’un internationalisme qui continue en 2021 de poser des difficultés aux révolutionnaires du monde entier.

Une Histoire globale du syndicat Industrial Workers of the World

Logo du syndicat Industrial Workers of the World

Le livre dirigé par Peter Cole, David Struthers et Kenyon Zimmer, également transnational à travers ses auteurs, cherche à restituer cet internationalisme en acte des Wobblies, à travers une collection d’articles qui parcourt tous les espaces ou presque où ils se sont installés et ont lutté. La démarche d’histoire globale et connectée traverse ce livre de part en part, ce qui, pour correspondre à une mode dynamique de l’historiographie de ces dernières années, n’en reste pas moins étonnant : comment expliquer que l’IWW, particulièrement adapté à ce type d’histoire, n’ait été que si tardivement l’objet d’un tel travail ? Longtemps pensé comme syndicat d’abord états-unien, l’IWW peut enfin être ressaisi à partir de son existence mondiale, centrale dès l’origine.

Celle-ci est affaire de circulation des idées : l’étude par Dominique Pinsolle de la réinterprétation par l’IWW états-unienne du concept d’origine française de sabotage est à ce titre passionnante, autant par le trajet qu’elle retrace des idées syndicales, réprimées et malgré tout mobiles, que par le rôle de catalyseur politique qu’assument les Wobblies à l’échelle mondiale. Cet internationalisme est affaire de personnes : les circulations internationales des Wobblies donnent parfois le tournis, dans une époque, les années 1900-1930, qui valorisait moins que la nôtre ce genre de déplacements entrepris par des ouvriers parcourant littéralement le globe. En insistant plus particulièrement sur certains pôles, notamment l’Océanie, l’Amérique du Nord, les îles Britanniques, Solidarité Forever permet de prendre la mesure de cet internationalisme vécu qu’on retrouve comme fil rouge des trajectoires individuelles (notamment à travers les belles monographies consacrées à Patrick Hodgens Hickey, Edith Frenette, Tom Barker).

Une Histoire globale du syndicat Industrial Workers of the World

Couverture de « Wobblies!: A Graphic History of the Industrial Workers of the World », paru en 2015

Pour un lecteur non spécialiste, l’une des principales sources d’étonnement réside sans doute dans le dévoilement d’une communauté ouvrière mondiale qui constitue une nouvelle focale sur de nombreux événements et de nombreuses œuvres connues par ailleurs, dans lesquels on retrouve systématiquement l’ombre wobblie : révolution mexicaine de 1910, guerre d’indépendance irlandaise de 1916, luttes féministes partout, anticolonialisme et antiracisme, jusqu’à certaines productions artistiques comme celle de B. Traven. De ce point de vue, le dialogue entre les articles crée d’autres thèmes que ceux mis en vedette par l’organisation du livre, notamment celui de la traduction, qui se retrouve constamment investie d’un rôle central dans les activités des Wobblies.

L’article consacré par Mark Derby aux activités de l’IWW en Nouvelle-Zélande illustre à merveille cette importance de la traduction pour les syndicalistes : l’arrivée d’ouvriers britanniques wobblies en Océanie fait émerger la question du rapport des ouvriers blancs avec les Maoris, souffrant localement d’une image de briseurs de grève. L’IWW cherche à bouleverser cette relation raciste des travailleurs en créant des journaux en maori pour diffuser les idées internationalistes et révolutionnaires auprès de cette communauté autochtone en traduisant dans leur langue les textes de l’organisation, et en suscitant la production d’écrits originaux directement rédigés dans cette langue largement minoritaire. Les effets de cette entreprise littéraire et linguistique sont mesurés mais immédiats, et entraînent une extension de la répression policière et patronale contre cette activité particulièrement subversive dans le contexte des années 1910-1920. Il fallut attendre bien après 1945 pour que la langue maorie retrouve cet élan d’écriture que l’IWW avait soutenu de façon précoce, au nom d’un internationalisme bien compris et donc antiraciste comme anticolonial, qui savait s’intéresser à tous les êtres comme à toutes les langues.

Une Histoire globale du syndicat Industrial Workers of the World

Cette fièvre de traduction et de production d’écrits, sans cesse indexée à la cause syndicale et révolutionnaire, fait de l’IWW un passeur historique majeur de l’implantation des idées révolutionnaires dans bien des langues et des espaces, de la Scandinavie à l’Amérique centrale ou à l’Inde – y compris par la chanson révolutionnaire incarnée par Joe Hill et par le Little Red Songbook. Ce lien entre la solidarité ouvrière et la traduction ouvre l’histoire du syndicat à des questionnements particulièrement actuels, à l’heure où l’internationalisme peine à survivre face à une mondialisation qui le rend parfois inaudible et face à un retour à la dimension nationale voire au souverainisme de nombreuses forces politiques, y compris celles se réclamant de la gauche. Le rêve que peut incarner l’IWW un siècle après son âge d’or transnational apparaît comme le moteur d’une tâche on ne peut plus pragmatique, mais sans doute à reprendre : comment traduire l’utopie révolutionnaire dans le monde ?

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