Une réédition critiqu(é)e

Soixante-dix ans après la mort de son auteur, Mein Kampf tombait en 2016 dans le domaine public. Depuis plusieurs années, une équipe d’historiens allemands travaillait à la rédaction de l’appareil critique sans lequel la réédition de ce livre n’aurait pas été autorisée. Bien sûr, le texte circulait déjà sous le manteau et sur Internet. Mais il devenait légalement possible de faire concurrence à l’édition sauvage et d’y opposer une édition scientifique. Le 2 juin dernier, soit cinq ans plus tard, une équipe d’historiens français vient de publier à son tour une édition critique « adaptée et prolongée » de l’édition allemande du même objet.


Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf d’Adolf Hitler. Nouvelle traduction, annotation critique, analyse historique. Sous la direction de Florent Brayard et Andreas Wirsching. Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Fayard, en collaboration avec l’Institut für Zeitgeschichte, 848 p., 100 €


Plutôt que de livre, on devrait en effet parler d’objet, l’édition française ayant opté pour le poids lourd en un seul volume. Il convient de prévoir tout un dispositif pour le consulter, certainement pas sur ses genoux ni dans son canapé. L’édition allemande, qui avait respecté l’édition originale parue en 1925 et 1926 en deux tomes, pèse davantage, près de six kilos en tout, contre près de quatre pour l’édition française. Elle est (un peu) plus maniable et aussi moins chère, presque moitié prix : 59 € de l’autre côté du Rhin contre 100 € en France. Un prix pour dissuader, nous dit-on. On pourrait y voir à l’inverse une raison de retourner sur Internet et de lire le texte gratuitement.

Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf d’Adolf Hitler

En 1936, chaque couple marié reçoit un exemplaire de « Mein Kampf » offert par son auteur, le chancelier Hitler © Gallica/BnF

Évidemment, tout se trouve dans les commentaires, annotations et notes en bas de page, agencés tout autour du texte (d’où l’étrange impression de se retrouver devant un texte talmudique). Et là, force est d’admettre que l’équipe française a rivalisé avec l’édition allemande sur son propre terrain. L’obsession de la référence et du détail érudit a été fort bien partagée. Mais il faut reconnaître qu’accompagnée d’un commentaire la note en bas de page, marqueur de scientificité, est ici le plus souvent justifiée, même si, de temps en temps, qu’ils soient allemands ou français, les historiens semblent avoir un peu tiré à la ligne. Ces près de 3 000 notes en bas de page, ancrées dans une tradition allemande valorisée par le fameux historien berlinois Leopold von Ranke (voir Anthony Grafton, Les origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page, Seuil, 1998), constituent et justifient l’intérêt de l’entreprise : la genèse du texte et son inscription dans l’histoire de la vie politique et de la société d’une Allemagne-Autriche en roue libre vers la catastrophe.

Sur certains points, on en aurait même souhaité davantage. On aurait aimé par exemple savoir dans quelle mesure l’auteur de Mein Kampf a pu subir, outre l’influence avérée de l’anthropologue-raciologue Hans Günther et en amont de Gobineau, celle de l’Américain Lothrop Stoddard (1883-1950). Le premier publia son livre Rassenkunde des deutschen Volkes en 1922, la même année que The Revolt Against Civilization. The Menace of the Under Man signé du second. Traduit en Allemagne pendant la rédaction de Mein Kampf et publié début 1925, le livre de Stoddard fait l’apologie de la « race nordique » et introduit le terme d’Untermensch (sous-homme) en référence à l’Übermensch (surhomme) de Nietzsche. L’idéologue du mouvement, Alfred Rosenberg, fervent adepte de Stoddard, rendait souvent visite à Hitler lorsqu’il était en prison. (On pouvait trouver le terme d’Untermensch auparavant dans la littérature en référence à la mythologie ; en revanche, il est vrai qu’il ne se trouve pas sous ce vocable dans Mein Kampf.) Ou encore : quitte à commenter scrupuleusement l’autobiographie de l’auteur, on aurait aussi pu mentionner la thèse de l’historien allemand Lothar Machtan sur l’homosexualité de Hitler, dont celui-ci aurait systématiquement fait disparaître toutes les traces. Ce qui n’explique rien, mais rappelle à quel point il fut obsédé par l’image de soi en accord avec son temps qu’il s’est efforcé de construire.

Si le judaïsme est « l’ennemi mondial », la France est quant à elle « l’ennemi mortel », contrairement à la Grande-Bretagne en laquelle l’auteur voyait un allié potentiel. L’index géographique comporte pour la France davantage d’occurrences que pour n’importe quel autre pays étranger. Le sort qui lui aurait été réservé en cas de victoire finale de l’Allemagne nazie n’est donc pas étonnant : une amputation de son territoire, de la Somme à la frontière avec la Suisse, plus précisément au lac de Genève, ainsi que le révèle le rapport Stuckart, redécouvert et analysé par l’historien Peter Schöttler (Du Rhin à la Manche. Frontières et relations franco-allemandes au XXe siècle, Presses universitaires François Rabelais, 2017).

Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf d’Adolf Hitler

Parmi des livres vendus à Naples en 2017, un exemplaire de « Mein Kampf » © ActuaLitté

L’odyssée de ce document mérite d’ailleurs qu’on s’y arrête. On le disait perdu, mais dans un premier temps sans doute préféra-t-on ne pas le voir. Il aurait gêné le rapprochement franco-allemand de l’après-guerre. Pourtant, le document se trouvant dans les archives de la RDA, des historiens est-allemands en avaient attesté l’existence. Mais, comme le note fort justement Peter Schöttler, les historiens ne lisent pas forcément les travaux de leurs collègues ; a fortiori, en ces temps de guerre froide, les historiens de l’Ouest lisaient encore moins ceux de leurs collègues de l’Est. De toute façon, l’auteur de Mein Kampf s’en tint en fin de compte à une occupation de la France avec un régime de Vichy complaisant.

De même qu’aujourd’hui en France, la réédition en Allemagne de Mein Kampf, en dépit – ou à cause – des mille précautions (fort médiatisées) prises par les éditeurs respectifs, n’était pas passée inaperçue en 2016. Le livre et sa réédition avaient été interdits par les Alliés en 1945, après avoir atteint les 12 millions d’exemplaires imprimés en Allemagne entre 1925 et 1945. La plupart des spécialistes du nazisme insistèrent alors sur le devoir de « démythifier » (Michael Wildt) ce « monologue fanfaron » (Wolfgang Benz) du prisonnier de la forteresse de Landsberg – qui bénéficia d’abord de la clémence des juges après sa tentative de putsch en 1923, puis de tout le confort pour écrire (papier, documentation, machine à écrire et même secrétaire pour le second tome), sans compter l’aide de son fidèle codétenu Rudolf Hess.

Il se trouva cependant des voix pour s’émouvoir de la réédition. Ainsi Charlotte Knobloch, alors présidente du Conseil central des Juifs en Allemagne, mais aussi des voix non moins importantes que celle de Jeremy Adler, fils du survivant et témoin H. G. Adler, et de Götz Aly, historien publiciste dont la voix compte, spécialiste de la Shoah qui mit plus d’une fois dans la Berliner Zeitung le doigt sur le fétichisme du détail érudit. Au point de se moquer de la comparaison des différentes éditions de Mein Kampf qui n’avait cessé d’être remanié jusqu’à la fin du IIIe Reich comme s’il s’était agi du Faust de Goethe… Pour Jens Bisky, dans la Süddeutsche Zeitung, ce document n’était qu’une « source trouble », une parmi d’autres, sur le IIIe Reich. Pour savoir ce que fut la dictature nazie qu’on ne saurait réduire à un seul homme, il suffit, soulignait Bisky, de lire les témoignages des survivants. D’autant que ce sont les discours et non les écrits de cet homme qui avaient fanatisé les masses. L’homme en question le savait mieux que quiconque. C’est faute de pouvoir les fanatiser depuis sa prison qu’il s’était résolu à écrire.

Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf d’Adolf Hitler

En France, c’est plutôt le titre de cette édition qui pourrait susciter la controverse. Les historiens allemands s’étaient arraché les cheveux pour savoir s’il convenait ou non de mettre une virgule entre l’auteur et le titre de son livre, avant d’opter pour la virgule. Les historiens français ont résolu le problème en évinçant le nom de l’auteur. Mais le titre Historiciser le mal fait l’objet de réserves. Interrogés sur la question, des historiens allemands rejoignent certains de leurs collègues français selon lesquels le « mal » ne serait pas un concept en histoire, mais plutôt en morale ou en théologie.

Ainsi, Thomas Lindenberger, du Hannah-Arendt-Institut à Dresde, juge qu’il aurait été plus judicieux de mettre des guillemets autour du « mal ». Historiciser le mal pourrait être le titre de n’importe quel livre sur des crimes de n’importe quel type du passé. « Certes, ajoute-t-il, on sait que les éditeurs n’aiment pas les guillemets, mais dans ce cas, cela aurait été nécessaire car ce terme ne relève pas du langage scientifique au sens strict. » Cet historien est rejoint par Mario Kessler, du Centre pour l’histoire contemporaine de Potsdam, pour qui le titre Historiciser le mal est également malvenu. Bien qu’il se veuille apparemment éclairant, il feint en définitive d’historiciser quelque chose qui ne peut être une catégorie historique. Autrement dit, on peut et on doit historiciser Auschwitz, « au lieu de tomber dans le piège du trou noir de l’inexplicable et parler du mal ».

Karola Brede, psycho-sociologue de Francfort et ancienne collaboratrice de Margarete Mitscherlich (auteure avec Alexandre Mitscherlich du célèbre Deuil impossible, Payot, 1967), craint quant à elle que le titre contribue à mythifier encore davantage le national-socialisme au lieu de l’analyser. On pourrait à tout le moins historiciser, non le mal, mais les émotions qu’il a provoquées et continue à provoquer. Moins radical, l’historien franco-berlinois Étienne François concède que le titre ne lui plait pas, mais dit en comprendre les raisons.

La philosophe Susan Neiman, du Forum Einstein à Potsdam, à qui l’on doit précisément un livre sur le mal (Evil in Modern Thought: An Alternative History of Philosophy, Princeton University Press, 2002, en cours de traduction aux éditions Premier Parallèle), voit les choses différemment : « Si le mal n’est pas un concept en histoire, alors je me demande ce qu’est un objet d’histoire ! Le terme n’est pas réservé à la morale ou à la théologie. La théologie est plutôt une réponse à la question que chaque enfant se pose à un moment ou à un autre : comment dois-je réagir lorsque les bonnes personnes souffrent alors que les criminels prospèrent ? La question s’est posée dans toutes les cultures et à toutes les époques depuis Job au moins. » Le titre français la choque moins que la réaction des historiens qui le contestent.

Opération de prestige pour la maison d’édition Fayard et les historiens contributeurs qui se sont donné tant de mal, Historiciser le mal devrait, quoi qu’il en soit, devenir l’indispensable ouvrage de référence grâce à cet appareil critique, le texte en lui-même (une prose völkisch à souhait dont on préfère éviter la lecture) important somme toute assez peu. Bien sûr, en dehors du travail de traduction effectué par Olivier Mannoni des plus de 700 pages de l’ouvrage original qu’il aurait de toute façon fallu refaire, les traductions vieillissant elles aussi, on aurait pu tout aussi bien se contenter d’une traduction de l’édition allemande. Cette dernière a aujourd’hui dépassé en Allemagne les 100 000 exemplaires vendus au point de provoquer une sorte de gêne chez l’éditeur. Rien ne permet de prévoir de telles ventes en France, mais, puisque tous les bénéfices iront à la Fondation Auschwitz-Birkenau, autant espérer qu’elles ne seront pas en trop faible nombre.


Retrouvez en suivant ce lien notre entretien avec le traducteur de l’ouvrage, Olivier Mannoni.

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