Entretien avec Olivier Mannoni

Olivier Mannoni a déjà traduit plusieurs livres d’histoire du nazisme écrits en allemand : La résistance allemande à Hitler de Joachim C. Fest (Perrin, 2009), Soldats de Sönke Neitzel et Harald Welzer, ou encore le l’ouvrage collectif Grand-père n’était pas un nazi (Gallimard, 2013). Cette fois-ci, il est le maître d’œuvre d’Historiciser le mal, l’édition française commentée de Mein Kampf. Tandis que Sonia Combe rend compte du travail de l’équipe de Florent Brayard, Olivier Mannoni évoque les problèmes que cette traduction lui a posés.

Traduire Mein Kampf : entretien avec Olivier Mannoni

Olivier Mannoni © D.R.

Face à ce texte qui a maintenant presque un siècle, vous avez pu rencontrer certains écueils lexicaux ou linguistiques. La langue de Hitler est-elle « normale » pour son époque, ou bien vous a-t-il fallu prendre en compte ses spécificités et restituer un écart à la norme dans cette traduction ?

La langue de Hitler est un mélange assez baroque. C’est d’abord celle d’un autodidacte, qui n’est pas allé très loin dans ses études et s’est composé lui-même une sorte de bagage intellectuel indigent. On devine qu’il tente d’imiter le style du Bildungsroman pour toute la partie autobiographique : par exemple lorsqu’il écrit : « Lorsque, après la mort de ma mère, je partis pour la troisième fois à Vienne, et cette fois pour de longues années, le temps écoulé m’avait redonné calme et détermination. » Il puise cela dans la littérature classique et populaire. Le deuxième style est celui de l’épopée. Il l’a sans doute trouvé dans les romans populaires de l’époque, peut-être a-t-il une vague inspiration wagnérienne – il ne cesse de citer les opéras du « maître de Bayreuth », qui deviendront sa référence musicale et culturelle. Siegfried revient à plusieurs reprises dans son récit, on trouve trois occurrences pour le seul premier volume. Cela peut prendre des formes proprement lyriques, comme à la fin de celui-ci, lorsque Hitler clôt la partie biographique du livre et le récit de l’histoire du mouvement nazi sur ces phrases hymniques : « Un feu était allumé, de sa braise sortira forcément un jour l’épée qui doit reconquérir la liberté pour le Siegfried germanique et la vie. Pour la nation allemande. Et, à côté du redressement à venir, je sentais la déesse de l’inexorable vengeance se mettre en mouvement contre l’acte de parjure du 9 novembre 1918. Ainsi se vida lentement la salle. Le mouvement était en marche. » C’est une espèce de fatras pompier, notamment grammatical – on notera dans cet exemple les aberrations dans l’usage des temps, que nous avons rigoureusement restituées comme tout le reste.

Le deuxième volume est plus théorique. Là, il y a des influences intellectuelles flagrantes. Les textes religieux, pour commencer. La Bible est très fréquemment citée, directement ou sous forme d’allusions, notamment en appui aux propos antisémites, Dieu devant en quelque sorte évacuer son peuple élu pour faire plaisir aux Germains. Hitler cite aussi des textes théologiques allemands plus anciens, j’ai trouvé des archaïsmes qui semblent puisés dans des textes religieux du XVIIe siècle. Les textes des auteurs « völkisch » sont présents eux aussi, ce mouvement raciste, nationaliste et ésotérique qui hantait déjà l’Allemagne depuis quelques décennies. C’est la langue du mythe, de l’Allemagne des temps éternels, une sorte de brouhaha mythologique et raciste particulièrement indigeste. Et puis il puise aussi chez de « vrais » auteurs. Chez Gobineau, par exemple, pour la théorie raciale. Chez Schopenhauer aussi, là c’est surtout pour le style, qu’il essaie très maladroitement d’imiter. Et chez Nietzsche, pour les élans pseudo-philosophiques. Mais il n’a pas compris grand-chose à ces auteurs, et le résultat est assez piteux. Il faut souligner que l’équipe réunie autour de Florent Brayard a mené un travail fabuleux pour identifier ces influences, signalées dans des notes tout au long de l’ouvrage.

Vous avez collaboré avec les historiens qui commentent Mein Kampf. Y a-t-il eu des moments où les impératifs du traducteur entraient en conflit avec ceux de l’historien dans la restitution du texte ou de certains de ces aspects ? Et si oui, lesquels et comment avez-vous tranché ?

J’ai travaillé en deux étapes. La première, en solitaire, a duré deux ans. Des réunions étaient prévues avec l’équipe d’historiens qui devait encadrer le projet, nous n’en avons eu qu’une seule et j’ai cru, quelques mois après avoir remis mon texte, que le projet allait définitivement rester dans un tiroir. Ma première traduction répondait aux exigences d’une traduction moderne : fidèle au texte sur la forme comme sur le fond, aussi précise que possible sur le plan historique, mais accessible à un lecteur français.

En 2016, j’ai eu un premier contact avec Sophie Hogg, l’éditrice pour l’histoire des éditions Fayard, et Florent Brayard, qui venait d’accepter la direction de l’ouvrage. C’est un historien réputé, que je connaissais notamment pour son remarquable ouvrage sur Auschwitz (Auschwitz, enquête sur un complot nazi, Seuil, 2012). Il m’a d’emblée proposé de démolir tout mon travail. Il ne voulait pas une traduction faite dans les règles de l’art, il voulait une transposition du texte de Hitler : un texte aussi surchargé, aussi « tordu », dans tous les sens du terme, aussi mal écrit et mal pensé – j’entends par là : doté d’une structure logique aussi chaotique – que l’original. J’ai su tout de suite que je devais refuser : démolir deux années de travail, casser des centaines d’heures passées à chercher le bon équilibre et en consacrer d’autres centaines à en remonter un, qui serait nécessairement bancal, c’était une absurdité. Et pourtant j’ai accepté sans hésiter une seule seconde. Ce que me demandait Florent Brayard était limpide, évident. J’allais rendre la prose de Hitler exactement telle qu’elle était. Je pressentais ce qui m’attendait, et pourtant je me suis mis aussitôt au travail.

Florent Brayard, épaulé par Sophie Hogg et activement soutenu par la présidente des éditions Fayard, Sophie de Closets, a reconstitué l’équipe des historiens qui allaient encadrer le projet, et qui se doutaient sans doute eux aussi de ce qui les attendait. Christian Ingrao, Nicolas Patin, David Gallo, Stephan Maertens et bien d’autres étaient les premiers piliers – certains faisaient partie de la toute première équipe. Bientôt rejoints par d’autres chercheurs, historiens, linguistes, germanistes, etc., ils ont commencé leur travail d’encadrement de l’édition pendant que j’entamais le mien sur le texte. Au bout de quelques mois, les premières navettes ont eu lieu entre les différentes équipes constituées par Florent Brayard et moi-même. Ma traduction reprise était soumise à une équipe, qui décortiquait mon travail, l’adaptait aux exigences fixées pour le livre, notamment d’homogénéité du vocabulaire, quitte à avoir dans le texte français les nombreuses répétitions du texte allemand. Je relisais les propositions, les approuvais ou les amendais. Nous avons eu des discussions sur le sens des phrases, souvent incompréhensibles, et sur les termes techniques : dans quelle mesure, par exemple, l’idée d’une traduction fixe était-elle compatible avec l’évolution du langage de Hitler au fil des pages ? Tout s’est passé par discussion et consensus, dans un profond respect de nos modes de travail et de nos disciplines spécifiques. Je dois dire que je n’imaginais pas que le travail serait à la fois aussi harassant et aussi gratifiant.

Quand on sait à quel point traduire consiste à s’approprier un texte, on imagine l’impact psychologique que peut représenter une immersion de neuf années dans celui de Hitler. Y a-t-il pour vous un avant et un après cette traduction ? Quels ont été les effets de ce travail, peut-être ressentis au fil du temps (puisque vous avez – heureusement – mené d’autres projets en parallèle) ?

J’ai fort heureusement traduit de nombreux textes au fil de ces huit années, et, même si certains étaient liés au nazisme, j’ai aussi traduit beaucoup de romans et des textes de philosophie qui me replongeaient dans l’élégance du style et dans la clarté de la pensée. Il faut bien comprendre que traduire Mein Kampf revient à porter un double poids. D’abord, il y a la charge du texte lui-même, un texte poisseux sur la forme, immonde sur le fond, un texte mensonger, paranoïaque, violent et d’autant plus pénible à manier qu’on sait sur quoi il a débouché. Ensuite, il y a la responsabilité que l’on prend en menant pareil ouvrage. Mon travail solitaire des deux premières années m’a fait peur. On ne peut pas assumer seul de faire resurgir dans une nouvelle langue un texte pareil. Les cinq ou six années passées avec l’équipe m’ont redonné un cadre, une stabilité. Et je suis très fier d’avoir mené ce travail avec eux. La rigueur des historiens a donné à mon propre travail une solidité, une stabilité qui m’ont rassuré.

Du pur point de vue de la traduction, il s’est agi d’une sorte d’expérimentation. J’ai dû faire voler en éclats bon nombre des règles que je me suis fixées en trente ou quarante ans de métier. Accepter les répétitions, les surcharges d’adverbes et d’adjectifs, les phrases bancales, le rythme balourd. Et oublier toutes ces transgressions lorsque je travaillais, dans le même temps, sur un autre texte qui, lui, était élégant, réfléchi, logique et brillant. Je ne pouvais jamais consacrer beaucoup de temps à Mein Kampf dans une même journée. Au bout d’une ou deux heures, on sent son cerveau s’embourber, se perdre dans les méandres de cette pensée perverse.

Pour le reste, mon seul souci est de ne pas devenir paranoïaque. Il n’y a pas seulement tout le nazisme dans Mein Kampf. Il y a aussi les germes – il y en a aussi ailleurs, évidemment, mais tout de même – de la pensée d’extrême droite contemporaine, et pas seulement cela. Le « grand remplacement », on le trouve dans le chapitre 11 du livre I. Évidemment, ici, les grands-remplaçants ne sont pas les « musulmans », mais les « Juifs ». La terreur de l’autre et la haine qu’il suscite trouvent bien entendu leur écho dans les vagues xénophobes qui agitent nos démocraties. L’hygiénisme maladif résonne dans les phrases de l’extrême droite française sur les « sidéens » [sic] ou « l’immigration bactérienne ». Le type de discours, le mode des démonstrations est une bonne préfiguration de ce qu’est le discours confusionniste et conspirationniste actuel, avec ses accumulations de faits invérifiables débouchant sur des affirmations imbéciles. Bref : on vit avec un texte fantôme et l’on comprend qu’il n’est pas mort. C’est ce lien qu’ont tous les traducteurs avec le fantôme de leur auteur, vivant et mort. Là, c’est un spectre et, même si je lui interdis de me hanter, j’ai bien du mal à ne pas le voir agiter ses chaînes dans l’Europe du XXIe siècle.

Propos recueillis par Santiago Artozqui


Cet article a été publié sur Mediapart.

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